Le REM, une implication de la Caisse dans le «développement économique», pas dans les transports en commun

Je ne voulais pas intervenir seulement pour critiquer la position de trois portes-parole de groupes environnementuax, mais les développements m’incitent à le faire, parce que le manque de perspective du gouvernement des «vraies affaires» se voit repris par ces groupes. (Voir maintenant les mises à jour de cet article, en date du 4 mars et du 15 mars, à la fin du texte.)

Il y a quelques années, je participais à un panel avec des représentants de deux groupes écologistes, mon invitation découlant de la publication de mon livre sur l’IPV, une critique fondementale de certains aspects de notre modèle économique. Cela faisait déjà un certain temps que j’essayais d’encourager les groupes à mieux intégrer une compréhension de ce modèle dans leurs interventions, et j’étais frappé de voir que les deux autres panelistes utilisaient en effet différents aspects du modèle dans leurs discours. Ce à quoi je ne m’attendais pas était que les deux s’inséraient dans le discours économique sans le moindre recul, sans la moindre critique.

Source de l’image: https://www.cdpqinfra.com/fr/Reseau_electrique_metropolitain

Une partie du réseau de transports en commun dans la région de Montréal, incluant le REM Source de l’image: CDPQ Infra

Le BAPE une référence

Cela fait plusieurs décennies que le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) constitue une référence pour le mouvement environnemental, voire pour la société. Non seulement constitue-t-il une occasion d’intervenir face à différents projets de développement privés ou gouvernementaux, mais ses rapports, régulièrement, fournissent non seulement des perspectives étoffées sur différentes critiques de ces projets tirées de l’écoute pendant la consultation, mais ils cherchent à situer ces projets dans une vue d’ensemble. Fondamental, la «justification» des projets est régulièrement examinée, sous différents anglesSon dernier rapport, de décembre 2016, sur le projet de la Caisse de dépôt pour un train électrique à Montréal (le réseau électrique métropolitain de transport collectif, ou REM), poursuit dans la tradition qui a fait du BAPE une sorte d’autorité indépendante pour les questions de développement, alors que les gouverments successifs sont restés dominés par le modèle économique qui exclut la prise en considération des «externalités» environnementales et sociales. C’est à peu près cela que les groupes ne voient pas dans leurs démarches.

On voyait cette situation mise en lumière avec le commentaire du Premier ministre Couillard, de Davos (coïncidence intéressante, même si les responsables du Forum économique mondial semblent bien plus préoccupés par la situation mondiale que notre Premier ministre), à l’effet qu’il soupçonnait que le BAPE avait dépassé son mandat en se mêlant de considérations économiques dans son rapport. À la base de son soupçon: une institution censée être centrée sur l’environnement ne devrait pas se mêler de choses importantes comme l’économie. Cela en dépit d’une Loi sur le développement durable qui souligne clairement que les externalités ne le sont pas dans le cadre des suites du rapport Brundtland et la poussée pour des corrections dans notre modèle de développement[1]. Ce qui est surprenant dans tout ceci est de voir que les gouvernements aient créé et par la suite maintenue une institution québécoise qui par son mandat même met en question le modèle économique…

En fait, le gouvernement refuse depuis 1988 et le dépôt du rapport Lacoste d’élargir le mandat du BAPE pour inclure un examen des programmes et politiques, et il a enlevé au BAPE (comme à l’Assemblée nationale) certains aspects techniques des dossiers touchant l’énergie et Hydro-Québec, pour mandater la nouvelle Régie de l’énergie à les traiter. Plus récemment, on apprenait que le ministère de l’Énergie et des Ressources naturelles serait en train de créer une instance d’examen interne qui se pencherait sur les enjeux économiques touchant ses grands projets. La réponse du ministre laisse penser qu’il s’agit plutôt d’un de ces comités formés pour tout projet qui se penchent sur ses implications économiques, imposés au moins au ministère de l’Environnement depuis des décennies.

La dérive des groupes

Un ensemble de groupes est intervenu en septembre 2016 pour insister que le REM aille plus loin qu’initialement prévu. Cette intervention insistait entre autres pour que le REM ait des liens avec le métro existant! Plusieurs de ces groupes étaient de retour récemment pour appuyer le REM. Les porte-parole d’Équiterre, de la Fondation Suzuki et Vivre en ville sont intervenus pour donner leur appui au projet de la Caisse. Les groupes voulaient contrer les critiques qui originent de l’analyse du BAPE dans son rapport, presque dans la foulée de l’intervention du Premier ministre. Plusieurs éléments du dossier peuvent être consultés au Devoir.

La lecture du communiqué des trois groupes est révélatrice de leur adhésion, plus ou moins voulue, plus ou moins reconnue, au modèle économique qui est derrière les crises qui menacent l’effondrement de notre civilisation. Le communiqué fait un point principal: l’investissement d’autant d’argent dans un projet (qui s’appelle) de transport collectif représente le premier engagement de taille du gouvernement depuis 50 ans dans cette orientation fondamentale pour la société et il devrait être appuyé. Finalement, l’appui est pour un projet de l’économie productiviste dont la justification ne se trouve pas dans une volonté d’améliorer les transports en commun, dont l’orientation de base ne visait même pas cela.

Comme il a été le cas dans d’autres interventions, les groupes en cause semblent juger que, une fois le meilleur résultat possible politiquement est obtenu d’un gouvernement, il faut l’appuyer – presque sans jugement sur la valeur de la décision finale en cause. Ils continuent à vouloir y apporter des améliorations, mais il faut associer cela à une sorte de désespoir de voir de véritables initiatives en matière de transports en commun se manifester. Il n’est pas facile par ailleurs de voir comment les groupes contestent le rapport du BAPE, Steven Guilbeault insistant que les réductions d’émissions de GES sont plus importantes que suggérées par le BAPE, Karel Mayrand insistant que c’est un projet de transport en commun.[2]

Petite synthèse du dossier

Daniel Breton, ancien (pour une courte période) ministre de l’Environnement du gouvernement Marois, est lui-même intervenu récemment, juste avant les groupes, pour fournir une synthèse de la situation tirée du rapport et qui suggère que l’appui des groupes devrait être bien plus étoffé, voire – mon ajout – retiré. Il couvre une série de questions. (i) Nous faut-il une augmentation de l’offre de transport en commun dans la région de Montréal? La réponse, reconnue par tout le monde, est oui. (ii) Est-ce que la Caisse a fait une analyse sérieuse de ses différentes options pour le transport en commun dans l’ouest de l’Île et la Rive Sud? La réponse, détaillée en fonction des documents soumis au BAPE lors de la consultation (d’autres l’ont été, mais trop tard pour être pris en considération dans la rédaction du rapport) est non. (iii) Quel est l’impact du projet sur les émissions de GES? La réponse est que le REM réduira émissions entre 0,15% (Breton) et 0,30% (Caisse le 6 février), ce qui reviendrait (le GRAME) à des milliers de dollars la tonne de GES évitée, alors que le gouvernement fédéral cible pour 2022 une valeur d’environ 50$ la tonne pour sa taxe carbone. (iv) Qu’en sera-t-il du transfert modal (de l’auto au transport en commun)? La réponse est que la quasi-totalité de l’achalandage du REM proviendrait des usagers actuels du transport en commun qui empruntent déjà le pont Champlain. Comme Breton le résume, ce projet de plusieurs milliards de dollars permettra peut-être de «convertir» entre 5% et 10% des voyageurs qui prennent actuellement leur auto (presque solo). (v) Les obligations de rendement de la CDPQ pourraient-elles avoir un impact monétaire pour les usagers et les contribuables? Breton de répondre:

Pour le projet de REM, la CDPQ Infra exigerait un rendement d’au moins 10% sur les fonds qu’elle investirait dans le projet, au-delà de ce que les gouvernements provincial et fédéral investiraient. Précisons que les sommes investies par les gouvernements – empruntées sur le marché – commanderaient un taux d’intérêt de 3 % selon les cours actuels.

Ainsi, par rapport au taux d’emprunt du gouvernement, on parle d’un écart de 7%. Traduit sur un investissement de 3 G$, ça veut donc dire que les usagers du transport en commun et les contribuables de la grande région de Montréal devraient lui verser 210 M$ de plus par année que si le gouvernement finançait tout cela à un taux de 3%.

Breton conclut en insistant sur le fait que si ce projet dispendieux n’est pas bien fait, il risque de discréditer toute la filière (du transport électrique, pour lui, du transport en commun plus généralement, j’ajouterais).

Le défi des transports en commun

Le REM est une nouvelle intervention de la Caisse, et elle a agi en amateur en ce qui concerne son insertion sociale, parce qu’elle intervenait comme elle devait en fonction presque uniquement de ses objectifs financiers. L’analyse du dossier, dont celle d’une intervention du pdg de la Caisse, Michael Sabia, le 7 février, suggère que l’intérêt de la Caisse pour le projet est son insertion dans le mouvement économique d’innovations, dans ce cas, l’occasion de participer à la technologie d’électrification des transports. Le rapport du BAPE montre assez clairement (comme on pouvait presque le soupçonner d’avance) que la Caisse ne s’intéresse pas au défi social de la congestion comme tel. À cet égard, Breton note que «l’ennemi principal en ce qui a trait à la congestion est l’auto solo. En effet, aux heures de pointe, on ne retrouve que de 1,1 à 1,2 personnes par voiture dans la circulation. Donc, pour beaucoup d’entre nous, il est faux de dire que nous sommes pris dans la congestion. Nous devrions plutôt comprendre que nous sommes la congestion

Le dernier calcul de Breton dans son petit document synthèse rejoint, probablement sans qu’il y pense, le travail intéressant de Bertrand Schepper de l’IRIS sur l’enjeu des transports et des émissions de GES. Breton note qu’il aurait «un coût supplémentaire d’au moins $2 milliards de plus en 10 ans pour un REM financé par la CDPQ Infra plutôt que si le gouvernement investissait la totalité des sommes. C’est donc l’équivalent de 200 à 300 autobus 100% électriques supplémentaires PAR ANNÉE qui pourraient être achetés par les sociétés de transport. Donc, pourquoi le gouvernement ne fait-il pas ce projet lui-même?» C’est sûrement une question de «vraies affaires».

Schepper présente dans «Le transport en commun comme solution à la relance économique et à la crise environnementale au Québec» un argument à l’effet qu’un recours à des autobus représente probablement la meilleure approche au défi, cela tout en fournissant un incitatif économique à des entreprises du Québec pour la construction et l’entretien d’une flotte d’autobus. Cette approche semble tellement plus intelligente, tellement plus respectueuse des moyens financiers disponibles, tellement plus cohérente par rapport aux objectifs de la société (abstraction faite de son insertion dans le modèle économique), que l’adhésion des groupes au REM, avec quelques bémols, est presque incompréhensible. Sauf qu’il faut comprendre que les trois groupes cherchent à endosser, comme Michael Sabia mais de leur façon, ce modèle économique, la volonté d’innovation dans l’économie vouée une nouvelle croissance et – éventuellement – une société où les transports en commun seraient au cœur des déplacements de la population. Cela n’est visiblement pas le cas pour le REM, qui vise surtout le premier point et entraîne dans son sillage les trois groupes. Avec leur adhésion au modèle économique, ceux-ci semblent même prêts à appuyer une mise en question du BAPE au moment même où le gouvernement semble y songer…

 

MISE À JOUR le 4 mars 2017

Le Réseau électrique métropolitain (REM) et la nouvelle filiale de la Caisse de dépôt et placement du Québec, CDPQ Infra, font couler beaucoup d’encre. Le mégaprojet de REM est un train électrique qui reliera la Rive-Sud de Montréal, l’aéroport Pierre-Elliott-Trudeau, le centre-ville de Montréal, l’ouest de l’île et Deux-Montagnes ; il sera financé non par le gouvernement ou par un consortium privé, mais par une filiale privée de la Caisse, un investisseur institutionnel au Québec. Pour certain·e·s, il s’agit de la mise en place d’un mode de financement d’infrastructures publiques qui ouvrira des horizons pour le Québec. Pour d’autres, ce n’est rien de plus qu’une forme de partenariat public-privé. Récemment, le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) s’est montré très critique face au projet de la CDPQ en le qualfi ant d’incomplet, notamment sur les questions économiques. Il a dit que le REM ferait peu pour atteindre les objectifs de déplacement propres au transport en commun à Montréal. De plus, l’indépendance de CDPQ Infra nuirait à la planification du transport en commun dans le grand Montréal. Face à ces conclusions, plusieurs acteurs des milieux politiques dont le maire de Montréal et le premier ministre du Québec4 se sont portés à la défense du projet de REM.

  • Normand Mousseau, dans son tout récent livre Gagner la guerre du climat: Douze mythes à déboulonner, ajoute au portrait en soulignant les implications de l’intérêt de la Caisse de dépôt pour le projet:

Alors que Paris réussit à construire vingt kilomètres de voies de tramway en moins de trois ans sur les Grands Boulevards, Montréal, qui n’a ajouté ni station de métro ni autre infrastructure lourde de transport en commun sur son territoire depuis vingt-cinq ans, accueille béatement le projet de train de l’Ouest de la Caisse de dépôt, qui absorbera l’essentiel du financement public destiné au transport en commun dans la région de Montréal pour desservir ses quartiers les plus riches et repousser,, encore une fois, les développements du transport en commun dans l’est de l’île. (248)

MISE À JOUR le 15 mars 2017

Voir maintenant une bonne analyse dans le sens de cet article, au Devoir aujourd’hui.

 

[1] Il faut quand même reconnaître que même la LDD a été adoptée en voulant lui assigner un rôle mineur dans les processus gouvernementaux. J’ai fait une présentation à l’ÉNAP sur le contournement impliqué.

[2] Pendant ma deuxième année comme Commissaire au développement durable, j’ai fait une vérification sur la planification du transport et de l’aménagement dans la région métropolitaine de Montréal. Je voulais voir s’il y avait cohérence dans les travaux du ministère des Affaires municipales et des Régions et dans ceux du ministère des Transports. La conclusion était à l’effet que les travaux ne favorisaient pas la cohérence. Le mandat donné par le gouvernement Couillard à la Caisse de dépôt et de placement du Québec – pour des raisons que j’ignore – la laisse complètement indépendante des travaux des ministères et des instances municipales qui cherchent à coordonner et rendre cohérents les travaux de planification et d’aménagement. Il serait intéressant si des lecteurs pouvaient fournir des informations et des analyses des motifs du gouvernement en donnant le mandat à la Caisse.

 

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À la recherche d’objectifs énergétiques qui manquent la cible

L’économie verte est devenue le cri de ralliement de tous les intervenants préoccupés par les crises environnementales (entre autres), cela depuis au moins le sommet Rio+20 tenu en 2012. Il est assez rare de voir des travaux s’insérant dans l’économie verte montrer leur potentiel de réalisation face aux énormes défis qui les mettent en cause. Récemment, en réponse à une politique énergétique du gouvernement du Québec qui reste dans un flou presque total, l’Institut de recherche en économie contemporaine (IRÉC) a publié le dernier d’une série de rapports [1] sur «la transition énergétique» (voir la note 3, page 2). Presque sans le vouloir, les auteurs du rapport y montrent, dans une approche de l’économie verte qui se montre presque désespérée, non seulement que les objectifs visés sont insuffisants mais que les chances d’atteindre même ces objectifs sont plutôt minces. On y voit quelques éléments de l’échec de la COP21 à Paris, jamais décrit comme tel par les groupes de la société civile ici. Mon texte est plutôt long, comme le rapport de l’IRÉC.

Comme d’habitude, la lecture du rapport «Transition du secteur énergétique : Amorcer une rupture» nous met en contact avec des chercheurs de grande qualité, dans l’occurrence Robert Laplante, Gilles Bourque, François L’Italien et Noël Fagoaga. Le tout début des Faits saillants souligne le défi posé par la politique énergétique de 2016, dont ils prétendent que les objectifs avaient été accueillis unanimement «comme ambitieux» (à noter que je n’étais pas impressionné par la politique, pour plusieurs raisons). La deuxième phrase souligne en même temps que «rien dans cette politique n’est posé concrètement pour véritablement obtenir des résultats» (iii).

Lecture dans une bulle intellectuelle

Pour le rapport de l’IRÉC, la politique énergétique est la référence, et il n’y a aucune mention du cadre fourni par l’Accord de Paris, qui se veut en lien avec les calculs du GIÉC. L’IRÉC ne cherche pas à placer les propositions de la politique énergétique dans ce cadre ni à quantifier ses propres propositions dans ce même cadre (cf. viii). Pourtant, leur Introduction débute en soulignant que le plus récent rapport du GIÉC confirme qu’«aucune inflexion décisive n’a été donnée au modèle de croissance productiviste» pendant 20 ans d’efforts (1).

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Le rapport de l’IRÉC adopte l’approche de la CEÉQ à l’encadrement du développement énergétique, mais ne semble pas réussir à relever les défis que le CEÉQ a posés.

L’énergie est au cœur de ce modèle, disent-ils, mais dès le deuxième paragraphe, ils suggèrent que c’est seulement l’énergie fossile qui est en cause et que «la prochaine révolution industrielle exige donc le passage du paradigme des énergies fossiles vers un paradigme énergétique sans émission carbone. … [Cette révolution] devra passer par des innovations de rupture» (1). Et il y a urgence.

La table est ainsi mise pour une lecture, assez intéressante, mais qui doit se faire quand même dans une sorte de bulle intellectuelle: le lecteur est obligé de mettre en suspens plusieurs problématiques, dont le cadre fourni par le GIÉC, qui met en question tout le travail. Le premier chapitre fournit un «état des lieux de l’énergie au Québec» et termine avec les cibles de l’IRÉC pour son travail. À cet égard, les auteurs fournissent le portrait des engagements des pays européens, «inspirant» et en contraste frappant avec les cibles du gouvernement du Québec. Non seulement celles dernières ne sont pas soutenues par des mesures proposées pour les atteindre, mais elles sont tout simplement impossibles à atteindre dans l’état actuel des choses, notent-ils, situation empirée par des engagements du gouvernement pour des projets qui vont augmenter les émissions plutôt que de les diminuer (16). Les auteurs ne le disent pas, mais ces cibles, comme les leurs, sans la moindre précision, sans la moindre proposition de mise en oeuvre, ne cherchent pas à respecter l’Accord de Paris, voulant tout simplement être «ambitieux» (la seule mention dans le rapport à l’Accord se trouve à la page 35, note 39). Les auteurs semblent abandonner devant la tâche, proposant dans les quatre chapitres suivants une série de mesures qui pourraient permettre de atteindre les cibles de la politique énergétique (18) tout en reconnaissant que celles-ci seraient insuffisantes pour les besoins (de l’Accord de Paris et de notre survie face aux changements climatiques).

L’Introduction du rapport rend explicite l’orientation de l’IRÉC pour l’ensemble, soit «d’intégrer ces mesures dans des stratégies de développement industriel pour chacune des filières abordées. Elles doivent en effet être en phase avec des choix de politique industrielle conséquente. … [C]es stratégies sont d’autant plus importantes qu’elles doivent en même temps permettre à l’économie québécoise de rester compétitive, ce qui implique que les énergies propres de remplacement doivent s’inscrire dans les exigences du marché et que les filières impliquées se positionnent toutes dans des stratégies concurrentielles continentales.» (2).

Les propositions – l’économie verte dans la suite des revendications environnementales de longue date

Le chapitre 1 est un effort de fournir le portrait d’un découplage (ou non) entre la croissance économique et la consommation énergétique, dont ils voient une amorce. «[C]’est la croissance de la consommation de carburants fossiles dans le secteur du transport qui est le principal obstacle à la transition énergétique de l’économie québécoise» (10). Peu importe le découplage possible, les auteurs soulignent qu’«en l’absence de nouvelles mesures plus ambitieuses de lutte aux changements climatiques, on devrait s’attendre à ce que cette croissance des émissions se poursuive dans les prochaines années» (7) et que «si un ensemble de mesures complémentaires ne sont pas prises au Québec pour accompagner ces nouvelles normes (loi sur les véhicules zéro émission, bonus-malus, taxes plus élevées sur les carburants fossiles, péages et taxes sur les stationnements), on risque de passer à côté des impacts les plus décisifs pour une véritable transition dans les transports» (12).

Pour les émissions de GES, le texte est très honnête, signalant pour une partie des réductions les fermetures d’usines, la Grande Récession et d’autres facteurs dont la délocalisation pour les produits manufacturiers et ensuite importés; comme ils notent, selon le calcul du Protocole de Kyoto, les émissions de ces manufactures sont attribuées au pays de production, alors que selon l’empreinte écologique et un suivi des responsabilités liées à la consommation, ces émissions reviennent à l’ultime consommateur (voir la page 14). Pour le secteur des transports, ils soulignent la tendance des consommateurs vers des véhicules plus énergivores, et émettant plus de GES (15-16). Plus généralement:

Avant de présenter nos propres cibles pour la transition énergétique dans la prochaine section de ce chapitre, il faut dire un mot sur les cibles du gouvernement du Québec. Avec des cibles de réduction de 20% pour 2020 (par rapport à 1990) et de 37,5% pour 2030, on devrait s’attendre à une diminution de 10,8 Mt éq CO2 d’ici 2020 et de 15,7 Mt éq CO2 supplémentaires d’ici 2030. Au vu des mesures mises en place, nombre d’experts doutent que le Québec puisse atteindre ces cibles. Le scepticisme est d’autant plus grand que plusieurs nouvelles activités, soutenues par le gouvernement, devraient ajouter des millions de tonnes de GES au cours des prochaines années à l’inventaire québécois (dont la cimenterie de Port-Daniel et l’importation de pétrole issu des sables bitumineux). Contrairement à ce qu’ont fait quelques uns des grands leaders internationaux de la lutte aux changements climatiques, le gouvernement n’a fait connaître aucune cible précise pour mener à bien et évaluer son action.

Sous la rubrique de l’efficacité et la sobriété énergétiques, le chapitre 2 aborde de façon distincte les secteurs industriel, de l’habitation et des transports, proposant d’importants changements dans le mandat de Transition énergétique Québec (TÉQ), l’agence récemment créée. Ils soulignent un énorme potentiel, connu depuis des décennies et toujours à l’état de potentiel.

En ce qui concerne les deux autres grands secteurs illustrés dans le graphique, celui du bâtiment commercial-institutionnel montre qu’il y a encore un énorme potentiel de baisse d’intensité carbone dans le domaine de la chauffe ou dans celui de l’efficacité énergétique, puisque sa consommation repose encore en bonne partie sur le gaz naturel. Quant au secteur industriel, il est beaucoup plus compliqué à analyser, étant donné la grande diversité des cas d’usage, mais il a aussi un énorme potentiel de baisse d’intensité carbone. (8-9)

Les chapitres 3 et 4 sont bien présentés et offrent de perspectives intéressantes, mais n’influent que marginalement sur le bilan global de la consommation d’énergie et de l’émission des GES au Québec. Le chapitre 3 aborde la filière éolienne, qui joue un rôle plutôt minime dans les propositions; ils insistent surtout sur la reprise de contrôle de la filière par l’État (par Hydro-Québec, en fait). Suivant l’objectif de la politique énergétique d’augmenter la contribution de la biomasse forestière de 50%, le chapitre 4 insiste sur l’importance que l’État joue «un rôle primordial» dans les propositions: fournir l’exemple, coordonner la structuration de la filière, développer les dispositifs de financement.

Le chapitre 5 aborde les biocarburants, soulignant la priorité absolue que le rapport veut donner aux carburants alternatifs dans les transports; une grappe bio-industrielle y joue un rôle important, incluant le développement d’une filière hydrogène. C’est ici où on voit l’orientation traditionnelle de l’IRÉC à l’oeuvre, avec une série de propositions non seulement pour produire des biocarburants pour les transports mais pour intégrer cette production dans un ensemble d’initiatives bio-industrielles à caractère vert, vert, on comprend, parce que bio. La section sur les Faits saillants avait terminé sur cette question:

[N]ous sommes bien conscients que l’ampleur des innovations de rupture qui sont en cours est susceptible de remettre en question plusieurs de nos estimations. Il se pourrait bien, et nous en avons l’intuition, que ces dernières finissent par s’avérer ex post plutôt conservatrices. D’ores et déjà, il ressort de la démonstration que nous avons faite que les scénarios proposés ne pourront remplacer qu’une partie de la consommation de carburants fossiles par des carburants alternatifs. Il s’agit cependant d’une réduction significative qui contribuera à améliorer le bilan carbone et à amorcer le changement des circuits et structures de l’économie du Québec. Il s’agit, à notre avis, de propositions d’amorçage. Mais il s’agit surtout d’un effort motivé par une vision à long terme dont les scénarios nous apparaissent absolument nécessaires à la mise en place des conditions pour réussir un véritable saut technologique s’appuyant sur un ensemble d’innovations de rupture avec le modèle économique fondé sur les énergies fossiles. (7)

Les objectifs «ambitieux» de la politique énergétique s’avèrent ambitieux pour l’IRÉC aussi. Ce passage n’insère pas l’ensemble dans le cadre fournit par l’Accord de Paris et le budget carbone, se satisfaisant de faire une contribution. C’est le propre des promoteurs de l’économie verte que d’insister sur l’effort et le potentiel et de laisser de coté les chiffres qui, depuis le rapport du GIÉC de 2013-2014, voire de l’Accord de Paris de 2015, s’imposent. Il n’y aura pas de long terme sans tenir compte de ces contraintes.

Le chapitre 6 fournit un récapitulatif du rapport.

La question des transports, talon d’Achille de l’ensemble

Les transports représentent peut-être le principal défi du travail, reliés comme ils sont à la proposition de remplacer les carburants fossiles par des carburants verts. Les auteurs n’insèrent pas leur réflexion sur l’avenir des transports dans une mise en question de l’auto, mettant une «priorité absolue» plutôt sur une filière de biocarburants pour le futur secteur industriel vert.

  • Il n’y a pas de projections dans le rapport pour les transports, et on doit présumer que celles de la politique énergétique sont les leurs – sauf que (p.30) ils prévoient une interdiction des véhicules thermiques à partir de 2030, cela en lien avec un objectif de réduction de 40% de carburants fossiles à la même date. La politique énergétique projette cinq millions de voitures sur les routes du Québec en 2030, dont seulement 20% électriques.
  • C’est ici que le rapport s’approche le plus à un positionnement du Québec dans une «forteresse Canamérica». À la page 8, note 8, il y a une reconnaissance que la dépendance de l’auto fait partie du paradigme productiviste qu’ils veulent changer. Ils notent par ailleurs la tendance lourde chez les consommateurs vers des véhicules plus lourds et soulignent que ce sera le choix des consommateurs qui décidera de l’avenir des mesures de réductions d’émissions associées aux transports : «Ces ambitieux objectifs [c’est le même terme utilisé pour la politique énergétique aussi] d’efficacité énergétique exigés des fabricants de véhicules [par la réglementation américaine, et donc canadienne] ne se matérialiseront dans la consommation globale que si les consommateurs choissent d’acheter les véhicules les plus efficaces» (29). Bref, il n’y a aucune raison de penser que les objectifs en matière de transports seront atteints.
  • Ceci est pour le Québec, mais la moindre réflexion sur l’avenir des transports pour l’ensemble de l’humanité nous ramène à un constat fondamental pour le paradigme productiviste: il n’y a aucune possibilité que l’automobile puisse rester le paradigme de choix à l’avenir pour les milliards de personnes que nous sommes, «consommateurs», par ailleurs, en voie de changer de style de vie par la force des choses.

Bref, l’IRÉC décide de trancher en faveur d’un potentiel (énorme?) de développement d’une industrie de biocarburants tout en acceptant que le secteur des transports visé par cette industrie risque de connaître des dérapages mettant en question toute l’entreprise. Et ils ne cherchent pas non plus à faire le portrait du Québec dans un monde à l’avenir où les inégalités sociales risquent d’aboutir à des dérapages plus généralisés et dont les transports (voitures remaniées par la technologie, dans les pays riches, mobylettes et bicycles dans les pays pauvres) seront la manifestation peut-être la plus évidente. C’est le même portrait fourni par les efforts de Greenpeace International à voir une orientation de base où l’énergie fossile serait remplacée par l’énergie renouvelable, laissant dans son sillage des inégalités criantes. Gail Tverberg vient d’intervenir avec un autre article sur son blogue sur ces mêmes énergies renouvelables, allant dans le détail de leur mise en oeuvre.

La question de financement

Une autre contribution prioritaire que l’IRÉC veut faire à ce qu’il appelle la «transition énergétique» est de rentrer dans les détails du financement de l’ensemble de mesures proposées. Ce qui est frappant au fur et à mesure de la lecture est l’omniprésence de l’État dans le financement et l’encadrement suggérés. On veut bien maintenir l’État dans un rôle important dans cette opération de grande envergure, il reste curieux de voir les auteurs détailler, dossier après dossier, le rôle de l’État dans le financement, alors que rien ne suggère que l’État possédera de nouvelles sources de financement pour de telles interventions, rien ne suggère même que l’État – responsable de la politique énergétique de 2016 jugée défaillante – verra l’intérêt d’y établir des priorités. Ils en conviennent presque.

En effet, il semble raisonnable de suggérer qu’en dépit du grand intérêt, voire de la nécessité primordiale de sortir du pétrole, les gouvernements actuels, canadien aussi bien que québécois, demeurent convaincus que l’énergie fossile reste le centre de la croissance qu’ils associent aux «vraies affaires» et mettent au deuxième rang les interventions qui, pour les auteurs autant que pour l’ensemble de la communauté scientifique et de la société civile qui s’y abreuve, sont les grandes priorités de l’heure.

Dans le chapitre 2, l’IRÉC voit le TÉQ avec un tiers du financement venant du Fond vert, le reste venant des quote-part des distributeurs et une allocation de transferts fédéraux pour l’économie propre. Dans le chapitre 5, de loin le plus important pour le rapport et le plus long, «[u]ne partie significative des financements des projets de développement des biocarburants devra provenir de l’État » (90) et, plus généralement, «une partie significative du financement des projets de transition énergétique proviendra de l’État par le biais de la réglementation et de la fiscalité, par exemple sous forme d’incitatifs fiscaux» (97). Contrairement à leur analyse du secteur des transports, l’IRÉC situe la question de financement dans le contexte mondial.

On estime, pour la période de 15 ans couverte par notre étude, que pas moins de 93 billions $seront nécessaires pour répondre aux besoins mondiaux d’investissements pour la transition vers une économie à faible émission carbone, c’est-à-dire une moyenne de 6 000 milliards $ chaque année. Puisqu’à peu près la moitié de cette somme est déjà investie annuellement dans les infrastructures, c’est 3 billions $ supplémentaires qu’il faudra trouver, chaque année, pour réaliser ce défi. En contrepartie, le capital financier mondial était évalué, en 2015, à 512 billions $104, dont 100 billions $ en placements privés, 67 billions $ en valeurs mobilières et 40 billions $ en épargne liquide et bancaire. La mobilisation de ce capital pour financer la transition énergétique représente donc un défi majeur. (98)

Une approche sérieuse à l’économie verte, montrant ses défaillances

Presque la seule référence à l’économie verte dans le rapport se trouve à la page 33: «notre stratégie repose sur une vision de long terme qui fait les arbitrages en fonction des priorités à établir pour optimiser le potentiel d’innovation d’une économie verte en fonction d’orientations portées par l’intérêt national», soit toute la question de la «rupture» résumant l’approche et signalée dans le titre. Bref, l’IRÉC souligne dès les premières lignes du rapport que c’est le modèle productiviste qui cause problème, suggère sans aucun effort de justification que ce modèle productiviste est celui qui dépend d’énergies fossiles, et se lance dans un effort d’atteindre des résultats, insuffisants de toute façon, pour réduire notre dépendance à l’énergie fossile. Il associe son orientation de sortir de l’énergie fossile comme verte, et associe «verte» à «presque sans impact», non productiviste. Le terme est utilisé surtout dans le rapport pour décrire la chimie verte qui serait au coeur de leur nouveau modèle bio-industriel.

Cela fait plusieurs années que l’IRÉC, en dépit de la qualité du travail de ses chercheurs, est cause de désespoir tellement il fonce dans le modèle économique qui est en cause dans la plupart des crises qui sévissent, sans donner des indications de s’en apercevoir; ailleurs, c’est l’économie néolibérale critiquée, ici c’est l’économie fossile productiviste, jamais ce n’est le modèle de l’économie néoclassique elle-même. En effet, l’ensemble de leurs propositions sont productivistes aussi, cherchant à insérer les efforts du Québec dans des marchés internationaux qui exigent compétitivité (47, 51, 52, 87, 94 – le terme est presque banal, mais cerne le fondement du modèle) et qui comportent même des entreprises à forte intensité énergétique (iv et passim); ils semblent suggérer que le développement hydroélectrique n’est pas productiviste en termes de besoins matériels.

Les enjeux oubliés dans les analyses sont multiples et créent, en fait, cette impression d’une bulle intellectuelle au fur et à mesure de la lecture, alors que l’on ne peut pas, ne doit pas, tenir compte d’enjeux en dehors de la bulle :

  • Ils n’utilisent d’aucune façon explicite le budget carbone du GIÉC même s’ils font référence au rapport de cet organisme dès le premier paragraphe de l’Introduction. Tout en y soulignant l’échec des COP au fil des ans, ils poursuivent en présumant – tout en émettant de nombreuses réserves quant à des attentes réalistes face aux gouvernements – qu’il faut poursuivre. Ils ne suggèrent strictement pas que nous soyons devant l’impasse et qu’un changement de paradigme autre que celui de l’énergie fossile s’impose. L’économie verte se dessine plutôt, page après page, en laissant de coté les chiffres de base du GIÉC, voire ceux de l’empreinte écologique (qui indique que le Québec consomme trois fois plus que son «allocation» sur une base équitable).
  • Ils ne semblent pas reconnaître les enjeux associés à la redistribution de la richesse, fonction entre autres d’une nouvelle répartition d’une quantité limitée d’énergie et d’émissions pouvant être produite. Cela découle du budget carbone du GIÉC et d’une reconnaissance, plus ou moins présente dans le rapport, que le défi est mondial et non seulement québécois. Rien ne suggère, finalement, qu’ils entrevoient autre chose qu’une «forteresse Canamérica» à la Jeremy Grantham comme avenir pour nous.
  • À cet égard, ils ne font aucune référence à des contraintes dans tout effort de substituer les énergies renouvelables à l’énergie fossile, même si les énergies renouvelables jouent un rôle plutôt mineur dans l’ensemble de leurs propositions.

Les défaillances sont même décrites à la toute fin du chapitre 5.

[I]l ressort clairement de la démonstration que nous avons faite que les scénarios proposés ne pourront remplacer qu’une partie de la consommation de carburants fossiles par des carburants alternatifs. Il s’agit cependant d’une réduction significative qui contribuera à améliorer le bilan carbone. Cependant, il s’agit surtout d’un effort motivé par une vision à long terme. Les scénarios que nous proposons s’avèrent absolument nécessaires à la mise en place des conditions pour réussir un véritable saut technologique, en nous appuyant sur un ensemble d’innovations de rupture avec un modèle économique fondé sur les énergies fossiles. (92)

L’IRÉC rentre dans les détails dans son analyse des financements possibles pour la transition suggérée. Il est frappant de les voir éviter de rentrer dans les détails des calculs des émissions restreintes qui permettraient de respecter les calculs du GIÉC, voire dans les détails de l’empreinte écologique. Cette citation montre qu’ils en sont probablement bien conscients et choisissent – faute de pouvoir voir autre chose – de rester quand même dans leur modèle, de viser le long terme, et de constater à travers tout le travail qu’ils échouent dans leur démarche. Il nous faut une nouvelle vision d’un nouveau modèle économique à l’IRÉC.

 

[1] Voir entre autres Gilles L. Bourque, Gabriel Ste-Marie et Pierre Gouin, 2014: «Habitation durable et rénovation énergétique : agir sans s’endetter», IRÉC, février, [en ligne], [http://www.irec.net/upload/File/habitationdurablefevrier2014.pdf]. Pour les transports, l’IRÉC a proposé des initiatives précises, dans Gilles L. Bourque et Michel Beaulé, «Financer la transition énergétique dans les transports», [en ligne], [http://www. irec.net/index.jsp?p=33]. Dans ce dernier cas, l’objectif est une réduction de 40% de la consommation des carburants fossiles. Plus généralement, on peut voir les propositions de l’IRÉC en faveur d’une nouvelle politique industrielle : Gilles L. Bourque et Robert Laplante, Transition énergétique et renouvellement du modèle québécois de développement, Rapport de l’IRÉC, novembre 2016, [en ligne], [http:// www.irec.net/upload/File/transition_ei_nergei_tique_et_renouvellement_du_modei_le_quei_bei_cois_de_dei_veloppe- ment.pdf].

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Discours d’adieu d’Obama – et des larmes

Il n’était pas évident comment Obama allait aborder dans ce discours la fin de son règne à la tête des États-Unis. Il était possible qu’il soit partisan et qu’il mette en évidence toute la série de menaces à la démocracie que constitue l’élection de Donald Trump. Il était possible aussi qu’il fasse (tout simplement) le bilan de ses huit années au pouvoir, dont le début était marqué par la Grande Récession occasionnée, serait-il raisonnable de suggérer, en simplifiant, par la déréglementation de ses prédécesseurs.

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Photo Brendan Smialowski, Agence France- Presse

Finalement, il a choisi plutôt de maintenir le discours qui marque sa présence sur la scène politique depuis des années, qui semble communiquer sa vision des choses. Après le bref rappel de ce qu’il a réussi à faire, assez impressionnant, il a prononcé un discours à l’image de ceux qui ont perdu l’élection présidentielle de 2016 : mise de l’avant de l’importance des institutions démocratiques du pays; appel à un engagement personnel des citoyennes; énoncé de quelques principes, de quelques politiques, qui riment avec la vertu aux yeux de beaucoup d’Americains, dont la nécessité de combattre les changements climatiques et celle d’ouvrir les bras aux immigrants. Il est même retourné à sa campagne de 2008 et son thème, ‘’Yes, we can’’ pour insister sur l’optimisme qui s’impose selon lui devant les défis auxquels le pays est confronté.

On ne pouvait pas s’attendre à ce qu’il le dise explicitement, et il n’y avait aucune reconnaissance d’une opposiiton républicaine, à fondement raciste, qui a mis en morceaux tous ses efforts de faire avancer certaines causes justes et honnêtes, certains programmes clairement inspirés par la recherche du bien commun. Ni reconnaissance des intentions de l’Administration Trump et des républicains de défaire ce qu’il a pu réussir, dont l’Obamacare, programme cherchant à fournir une assurance santé à l’ensemble des citoyennes du pays mais transformé dès le début en une initiative fournissant de lucratifs marchés pour le secteur privé de la santé et limitant la portée du programme à peut-être la moitié des citoyennes qui manquaient une assurance santé.

En fait, il n’y avait aucun rappel – ce n’était jamais explicite – de son effort prioritaire, et au coût de réticences sur de possibles interventions massives, de réduire substantiellement la partisanerie dans le Congrès et atteindre un fonctionnement digne d’antan. Les démocrates avaient pendant deux ans le contrôle des deux chambres du Congrès et il semblait bien qu’ils auraient pu agir autrement, comme les républicains se préparent à faire dans les prochaines années. Même l’Obamacare en a souffert. Aujourd’hui, la partisanerie au Congrès est probablement pire qu’un 2008…

Apprentissage des pertes dans les élections de 2016?

Frappant, Obama n’a pas donné la moindre indication qu’il saississait les fondements de la défaite électorale des démocrates en 2016. Son insistance sur l’optimisme, sur l’importance des valeurs des gestes citoyens et des institutions démocratiques en général reprenait les thèmes de la campagne, et manquait de cibler les dizaines de millions d’Américains qui ne partagent pas son optimisme, qui ne voient pas les bénéfices de leur démocracie en action pour eux, qui savent sans le reconnaître qu’elle est devenue une ploutocracie tout en votant pour un ploutocrate tellement leur déception est grande, tellement ils semblent pessimistes et à la recherche d’un nouveau système.

Même la couverture du discours, pour ce que j’en ai vue, restait dans les généralités, à un point tel qu’elle rappelait la critique de Trump les médias comme partie d’un ensemble d’institutions des élites, même si ces médias sont eux-mêmes propriétés en grande partie de quelques ploutocrates. L’espèce d’aveuglement professionnel qui les marque se manifestait dans les jours précédant le discours dans la couverture de l’intervention de Meryl Streep. Reprenant la rengaine contre le sexisme (évident) de Trump, ce dernier a répliqué sur Twitter pour souligner son peu de reconnaissance de cette autre composante des élites, les vedettes (comme lui dans The Apprentice…) des milieux des communications et du divertissement, dont ceux de Hollywood. L’expérience de la dernière année semble nous avoir démontré que Trump voit juste dans son rejet des élites et dans son appel à un électorat en partie raciste, mais en partie aussi tout simplement composé de citoyennes écœurées du système dysfonctionnel qui laisse tant d’inégalités dans son sillage.

Finalement, l’arrivée sur la scène de Trump et de ses électeurs nous met devant une situation plutôt désolante, fournissant peut-on croire une sorte d’avant-goût des tensions sociales qui viendront – qui viennent – avec l’effondrement d’un système fondé sur le modèle économique néoclassique qui a atteint ses limites face aux limites des sociétés vivant dans le vrai monde. Il y a amplement de raison de croire que Trump réussira ses visées racistes en ce qui touche les questions de l’immigration, du «law and order», qu’il réussira ses visées tout simplement conservatrices en matière de santé, de fiscalité. d’environnement et de déréglementation.

Il y a autant de raisons de croire que Trump ne réussira pas ses visées en matière économique, l’objectif du «Make America Great Again» de sa campagne et le vœu profond d’une importante partie des gens qui l’ont élu. Comme Obama a souligné au début de son discours (pour ne pas y revenir), il était pris avec l’énorme déconfiture de la Grande Récession héritée des républicains dès son entrée en fonction, et il peut prétendre avoir évité le désastre pendant sa période en fonction. Le vote du 8 novembre, tout comme de nombreuses données disponibles mais peu suvies par les médias, suggèrent fortement que ce n’est qu’une apparence. Obama a laissé tombé une larme en parlant de son épouse Michelle, et c’était émouvant, mais il aurait pu tout au long de son discours laisser tomber d’autres larmes en reconnaissance de la situation à laquelle nous sommes confrontés. Autant il ne pouvait se permettre de telles larmes et un tel discours (dans la mesure où on peut croire qu’il voit clair dans son analyse de la situation économique de son pays), autant de trop nombreuses personnes et de groupes ne semblent pas pouvoir se permettre de laisser tomber des larmes, sur l’échec de la COP21, sur les inégalités qui ne disparaissent pas, sur l’embourbement de nos sociétés dans l’ère fossile qu’elles ne savent pas comment laisser derrière, qui ne veulent pas laisser derrière.

Et l’année 2017?

Petite note de la fin: Gail Tverberg a sorti un article sur son blogue le 10 janvier, intitulé «2017: The Year When the World Economy Starts Coming Apart» (sans point d’interrogation). Elle s’y aventure dans des projections pour l’année qui vient. Cela l’oblige de rester un peu dans le général, mais l’ensemble de l’article constitue une intéressante mise à jour de plusieurs de ses autres articles, avec de nombreux graphiques qui parlent. Fonds de la situation, le secteur de l’énergie risque de dominer le portrait. Tverberg elle-même en semble déboussolée…

 

 

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Ma carte de souhaits pour 2017 – pipelines ou véhicules autonomes?

Ma «réplique» à un texte d’Éric Pineault dans Le Devoir du 10 décembre n’a pas passé, et me voilà pour une deuxième fois dans deux semaines dans une position de repli pour la publier ici. Partant des orientations de mon dernier article, il se trouve à la fin du présent article. Le texte qui suit va plus loin. Je dois bien noter que la Presse canadienne conclut d’un sondage des salles de presse du pays que les débats sur les oléoducs était la nouvelle économique de l’année 2016.

Il me semble que nous sommes constamment en train de nous enfoncer dans un brouillard face aux crises qui sévissent. La situation se définit par le refus de mettre en cause notre modèle économique, puisqu’une telle mise en cause serait rejetée d’emblée par la population et donc par les décideurs. Les groupes refusent toujours de constater l’échec de l’Accord de Paris et cherchent désespérément (je crois que c’est le bon terme, qu’ils accepteraient eux-mêmes) à faire avancer le dossier des changements climatiques. L’élection de Trump aux États-Unis semble mettre le clou dans le cerceuil, mais même ici au Canada, nous nous trouvons avec un gouvernement censé être plus progressiste mais qui maintient les cibles de réduction du gouvernement Harper qui étaient fortement contestées dans le temps et devraient l’être toujours. C’est déjà un défi qui sera difficile à relever, dit le gouvernement Trudeau.

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Les pipelines?

C’est clair que la construction de nouveaux pipelines et l’exploitation augmentée des sables bitumineux rendra la tâche encore plus difficile, mais le gouvernement fonce dans ses approbations – et il reste à voir ce qui se passera avec Keystone XL et Énergie Est. Éric Pineault est intervenu samedi le 10 décembre, son texte ayant été choisi, je me permets de croire, de préférence au mien, et que j’ai publié donc dans mon dernier article.

Pineault propose:

la principale raison est un fait biophysique incontestable: la production de chaque baril de pétrole issu des sables bitumineux émet plus de CO2 que la production d’un baril de pétrole conventionnel, et chaque baril de pétrole extrait sera brûlé et émettra des GES supérieurs à ce que la planète peut absorber; 85 % doivent rester sous terre. L’impératif climatique est clair: augmenter la capacité d’extraction dans les sables bitumineux en construisant de nouveaux pipelines signifie envoyer dans les marchés du pétrole qu’on ne peut pas brûler.

Cet argument, que Le Devoir a choisi de répéter après de nombreuses autres interventions dans le même sens, laisse carrément de coté le fait que la poursuite de la situation actuelle, où les populations brûlent un pétrole moins polluant, nous dirige déjà dans le mur. Les réductions draconiennes de nos émissions – finalement, de notre consommation d’énergie fossile – exigent beaucoup plus que l’arrêt de l’exploitation des énergies fossiles non conventionnelles, ce qui est en cause dans les interventions visant à bloquer les pipelines. Dépasser les cibles de Harper s’impose et exige beaucoup plus. Dans ce contexte, la préoccupation du «nous» du texte de Pineault – «scientifiques, groupes écologistes, comités de citoyens, agriculteurs et élus» – n’est pas à la hauteur, loin de là.

Tout d’abord, il faut bien signaler que l’extraction et le transport du pétrole «non extrême» que nous allons continuer à consommer (pour combien de temps, selon le «nous» ?) comporte les mêmes risques pour des territoires d’autrui que nous ne voulons pas accepter ici. Pour être cohérent, le «nous» devrait reconnaître les impacts ailleurs de l’exploitation du pétrole conventionnel, que nous continuons à consommer en nous dirigeant vers le mur, et viser l’arrêt presque complet de la consommation. Ensuite, pour le répéter, ce sont les émissions plus globales venant de multiples sources qui sont en train de provoquer une situation où nous allons allègrement dépasser la cible d’une hausse de température de 2°C, et non seulement celles des énergies non conventionnelles.

Le combat qui s’impose

Bref, le «nous» ne présente pas «un combat qui va définir l’avenir économique et écologique de nos sociétés», comme le prétend Pineault. Ce combat exige des interventions des sociétés allant bien au-delà de l’Accord de Paris, peu importe les volontés de Trump et de Trudeau (entre autres). Et ici au Québec il ne faut pas nous leurrer en pensant que notre politique énergétique va nous amener aux gestes nécessaires. Dans cet article du mois d’octobre, je soulignais dans le titre le défi de maintenir la voiture à essence; la politique prévoit en 2030 qu’il y aura 4 millions de voitures à essence sur nos routes et 1 millions de voitures électriques, cela en voyant une augmentation du nombre total de véhicules… Mais j’ai dès le départ insisté que c’est la fin de la voiture privée qui est carrément en cause, et non seulement une «transition» vers des voitures électriques.

Une telle révolution dans nos mœurs en place depuis environ 70 ans n’est pas dans les plans d’action, ni des gouvernements, ni des groupes de la société civile. Cela contraste de façon très intéressante avec une analyse récente de la banque d’investissement Morgan Stanley, et ma carte de Noël est constitué de liens vers cette analyse. Il faut bien comprendre que Morgan Stanley ne cherche pas en priorité des solutions pour le défi des changements climatiques. Adam Jonas, chercheur principal pour le dossier global de la mobilité chez Morgan Stanley a mis en ligne le résumé d’une étude de la banque portant sur l’avenir du véhicule autonome face à la tendance (et la volonté) du maintien du véhicule privé.

La vision bien d’affaires de la banque: que nous le veuillons ou non, le véhicule autonome se dessine dans notre avenir assez rapproché. Ceci est en partie en réponse aux attributs alléchants du véhicule autonome, mais aussi en mettant en évidence l’énorme inefficacité de nos véhicules privés. Même les fabricants d’autos vont probablement être obligés de changer de modèle d’entreprise, dit Jonas, cherchant à vendre des kilomètres couverts plutôt que des véhicules. Voilà une analyse qui nous met par indirection devant l’exigence de base d’une orientation qui respecterait l’Accord de Paris dans les pays riches: il faut abandonner notre romance avec l’automobile, quitte à l’accepter comme moyen de transport comportant énormément moins d’impacts environnementaux, sociaux et économiques. Jonas fournit d’autres éléments de son analyse dans un PowerPoint dont je fournirai le lien dès que je l’aurai; l’étude complète est accessible seulement pour les clients de la banque.

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Proposition de réplique au texte d’Éric Pineault, dont il faut reconnaître l’énorme contribution qu’il fait et pourra faire quand il aura recentré sa réflexion sur les enjeux de fond.

Déclencheur

Si les Premières Nations sont à l’avant-plan de ce mouvement, nous — scientifiques, groupes écologistes, comités de citoyens, agriculteurs et élus — sommes engagés avec elles dans un combat qui va définir l’avenir économique et écologique de nos sociétés. … Énergie Est, Transmountain et autres Keystone XL sont du mauvais côté de l’histoire, et le gouvernement Trudeau a visiblement choisi son camp.

 

Notre avenir économique et écologique exige un autre débat

Harvey L. Mead, premier Commissaire au développement durable du Québec et blogueur à harveymead.org

 

Comme toujours, le texte d’Éric Pineault de samedi 10 décembre sur les pipelines et la transition énergétique est intéressant. En dépit de mon grand respect pour Pineault, je suis néanmoins surpris de voir ce sociologue éminent cibler des enjeux de développement en délaissant des pistes où il a une vision qui voit mieux la situation. Le texte prétend que le combat entre les promoteurs du développement pétrolier tous azimuts et les environnementalistes (auxquels se joignent les Premières Nations) va définir notre avenir économique et écologique.

Il y a des éléments en jeu actuellement qui sont bien plus importants pour un regard vers cet avenir qu’un effort d’éviter des dégâts environnementaux supplémentaires ou d’assurer un approvisionnement traditionnel en énergie pour notre société. Nulle part on ne voit d’indication que le pétrole dont il est question dans ce débat, le bitume issu des sables bitumineux, n’est pas seulement enclavé – ce qui nécessite des pipelines – mais s’obtient à un prix qui dépasse notre capacité à le payer. Nous avons de nombreuses sources qui expliquent que le coût de l’extraction et du transport frôle le $100 le baril, et nous avons de nombreuses sources aussi, plus ou moins connues des décideurs, qui nous montrent qu’un tel coût, un tel prix, s’associe depuis des décennies au déclenchement d’une récession.

Plus important encore, et fonction du prix, le rendement énergétique de cette source d’énergie, est insuffisant pour nous soutenir. Le pétrole extrait des sables bitumineux est parmi ce qu’il est convenu d’appeler les énergies fossiles non conventionnelles et qui incluent aussi le pétrole et le gaz de schiste et les gisements fossiles en eaux profondes. Ces sources d’énergies exigent pour leur production des quantités d’énergie beaucoup plus importantes que celles requises pour les gisements conventionnels (c’est pour cela qu’elles émettent plus de CO2). À titre d’exemple, les gisements de l’Arabie Saoudite fournissaient dans les années 1930 un rendement d’environ 100 barils produits pour un baril investi dans la production; aujourd’hui, le rendement moyen de l’ensemble de nos sources d’énergie fossile est en bas de 15, avec certains calculs indiquant que c’est déjà en dessous de 10.

L’économie biophysique suit de telles analyses pour chercher à mieux comprendre les fondements de nos sociétés, fondements qui s’avèrent dépendants d’une énergie abondante et peu chère. Elle estime qu’un rendement énergétique d’environ 10 (barils pour un baril investi) est nécessaire pour nous soutenir. Le rendement de ces énergies non conventionnelles se situe en dessous de 10, souvent en dessous de 5 (le cas pour les sables bitumineux). La conclusion s’avère : elles ne sont pas capables de soutenir notre civilisation.

Il est possible que des compagnies décident dans les prochaines années de maintenir des investissements dans les sables bitumineux et dans les pipelines nécessaires pour rentabiliser ces investissements – pour permettre de rendre les produits sur les marchés. Ce qui semble plus que possible est que ces investissements s’avéreront finalement non rentables, les sociétés développées étant incapables de payer le prix nécessaires pour les rendre utiles. En effet, ils sont du mauvais côté de l’histoire.

Plusieurs mouvements ciblent le désinvestissement dans l’énergie fossile, et Pineault a contribué à ces initiatives. Il semble y avoir des indications que le désinvestissement augmente, peut-être pour des raisons éthiques, sûrement parce que les investisseurs en cause sont convaincus qu’il n’y a pas d’avenir pour le secteur. Reste que la priorité n’est pas d’arrêter les pipelines ni de s’assurer de désinvestissements massifs dans le secteur de l’énergie fossile. La priorité doit être de planifier et préparer la société pour cet avenir avec moins d’énergie et – faute de croissance – un niveau de vie moindre.

Bref, l’avenir économique et écologique de nos sociétés, peu importe nos volontés, va devoir s’arrimer avec un approvisionnement en énergie fossile beaucoup plus réduit et assez rapidement presque nul. De nombreuses sources (inconnues des décideurs et des groupes environnementaux) nous informent aussi que c’est une lubie de penser que les « énergies renouvelables », aussi souhaitables soient-elles, vont pouvoir remplacer l’énergie fossile extraordinairement productive et bon marché des dernières décennies, cela en maintenant en sus, comme le veulent les gouvernements, la volonté de voir nos économies croître et avoir besoin de plus d’énergie. Il n’y aura pas de « transition énergétique » en douceur.

Les dégâts occasionnés par notre romance avec le pétrole depuis des décennies (sans parler de celle avec le charbon et le gaz) se trouvent actuellement partout sur la planète. Les risques pour le territoire canadien que le débat cerné par Pineault met en évidence sont bien réels, mais finalement presque mineurs dans le grand portrait des choses. La baisse dramatique de nos approvisionnements en énergie dans les prochaines années va même diminuer notre contribution aux changements climatiques qui risquent, eux aussi, d’être partiellement « réglés » par le déclin de notre niveau de vie tout court.

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Pétrole: de vieilles traditions qui ne fonctionnent plus

Je suis presque distraitement les efforts pour mettre en oeuvre les engagements du gouvernement avec l’Accord de Paris, une «charade» telle que Steven Lewis l’appelait lors de la convention du NPD au printemps dernier. Clé est le tiraillement du gouvernement entre ces engagements et sa détermination de maintenir la filière des sables bitumineux au coeur de l’économie canadienne, alors que les deux sont irréconciliables. Je reste toujours frappé par l’absence d’analyse des enjeux économiques touchant l’exploitation des sables bitumineux et la construction de pipelines pour rendre cette exploitation possible, tout l’accent ou presque étant mis sur les impacts environnementaux possibles, dans la bonne vieille tradition des dernières décennies. Partant de quelques éléments de mon dernier article, j’ai décidé d’écrire un texte pour les journaux, texte que je cherchais à rendre accessible et pertinent pour les débats; le texte n’a pas passé, et je l’inclus ici comme fondement du texte qui suit.

Mise à jour: Le texte a passé au Soleil le 15 décembre, presque une semaine après la rencontre des premiers ministres vendredi le 9 décembre, occasion que je pensais justifier la publication. Comme l’article le souligne, les détails restent à venir…

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L’extraction du pétrole du bitume est énergivore…

Le jeune Premier ministre Trudeau est remarquable pour les vieilles orientations qu’il adopte, en partant par sa volonté, durant la campagne et depuis, de relancer la croissance, cela surtout par des investissements dans les infrastructures. On s’attend à voir cela dirigé vers le réseau routier, certainement en besoin de remise en état (beaucoup moins pour une extension), mais parmi les sources de croissance les mieux éprouvées se trouve l’exploitation des sables bitumineux, et cela figure parmi les priorités du nouveau gouvernement. De là il n’y a qu’un petit pas pour soutenir que les pipelines (nouveaux ou vieux en expansion) figurent parmi les infrastructures les plus importantes qui soient.

Un sommeil profond

Alors que les vieilles traditions se coulaient dans le béton (et l’asphalte) au fil des décennies, une nouvelle donne s’est montrée de plus en plus insistante, reconnue par la jeune économie biophysique. Celle-ci cherche à analyser et à comprendre la dépendance de notre civilisation des énergies fossiles – pétrole, gaz, charbon – et commence avec un regard sur le rendement énergétique de nos sources d’énergie. Ce taux de rendement (ÉROI: énergie fournie en retour d’énergie investie), disons le nombre de barils produits en fonction du nombre de barils investis dans l’exploitation, a connu un heureux départ, environ 100 pour 1 pour les énormes gisements de l’Arabie Saoudite dans les années 1930.

Pendant notre sommeil axé sur les grandes tendances de développement que ceci a permises pendant des décennies, l’énergie conventionnelle, dont ces gisements étaient le cas type, s’est progressivement épuisée, au point où l’ÉROI des gisements actuels dans leur ensemble se trouve aux environs de 17 (barils produits pour chaque baril investi). Ce taux de rendement inclut une part de plus en plus importante de ce qu’on appelle les énergies non conventionnelles, soit les sables bitumineux mais également le pétrole et le gaz de schiste et les gisements en eaux profondes.

Les énergies non conventionnelles ont une caractéristique en commun: elles coûtent plus cher à produire et leur prix est donc plus élevé lorsque nous les consommons. Derrière ce phénomène se trouve un trait que nous ignorons bien trop souvent: la hausse du coût en est une énergétique. Plus d’énergie (normalement fossile) est nécessaire pour développer les gisements d’énergie non conventionnelle, ce qui fait que leur rendement énergétique est plus faible. Le rendement des sables bitumineux, par exemple, se trouve en-dessous de 5, et ceux-ci nous procureront donc – si la volonté du gouvernement Trudeau et d’autres est exaucée – une contribution à nos besoins civilisationnels moins par un facteur de 20 par rapport aux débuts de notre expérience avec ce phénomène.

Un avenir énergétique compromis

L’économie biophysique estime – et c’est presque une évidence une fois qu’on regarde la situation en ces termes – qu’il nous faut un rendement supérieur à 5, probablement supérieur à 10, pour maintenir nos façons de faire, et voilà le problème. L’économie néoclassique à laquelle adhère la quasi totalité de nos économistes, dont les économistes qui conseillent les gouvernements et guident leurs orientations, fait abstraction théorique de ce rôle de l’énergie dans le fonctionnement de nos sociétés. Nous voilà donc avec des débats sur l’exploitation des sables bitumineux (dont leurs pipelines) qui mettent en opposition les promoteurs de l’économie traditionnelle et un mouvement environnemental qui insiste sur les impacts de leur exploitation, sur le terrain et, par leurs émissions plus importantes en raison de leur recours accru à l’énergie pour leur exploitation, sur l’atmosphère et sur le climat. Alliées au mouvement environnemental se trouvent les Premières nations, en cause presque partout où il y a exploitation des énergies non conventionnelles, ainsi que très souvent les municipalités préoccupées elles aussi par les impacts possibles sur leurs territoires.

La vieille tradition dans laquelle le gouvernement Trudeau s’insère depuis sa première journée en fonction, alors qu’il manifestait son regret que le pipeline Keystone XL ait été refusé par les Américains, est claire: l’acceptation d’une dégradation progressive, lente et presque imperceptible de l’environnement est jugée nécessaire mais peu risquée dans la balance face à la nécessité absolue de chercher le développement économique et la croissance. La lubie de voir remplacée l’énergie fossile par les énergies renouvelables (éolienne, solaire, autres) ne convainc manifestement pas les décideurs dans leur détermination d’assurer un approvisionnement sécurisé en énergie pour les décennies à venir, et on joue donc à la roulette russe dans le débat sur les changements climatiques.

À ce sujet, nous allons apparemment connaître les détails des propositions du gouvernement Trudeau et celles des provinces sous peu, et tout semble s’orienter vers l’effort de la vieille tradition de concilier le développement économique prioritaire, fondé au Canada depuis plusieurs années sur le développement des ressources énergétiques, avec les impacts environnementaux (et sociaux) jugés comme toujours échelonnés dans le temps et pouvant être mitigés. Nulle part dans les débats ni dans les orientations qui seront adoptées ne verrons-nous la moindre reconnaissance de ce qui est fondamental, le fait que ce système, au fil des décennies de l’activité du mouvement environnemental, a dégradé la planète – justement, progressivement – à un point tel (mais toujours presque imperceptible) qu’il exige aujourd’hui une mise en question du modèle économique maintenu par l’ensemble des économistes et des décideurs.

Un niveau de vie beaucoup réduit

Notre société est fondée sur un approvisionnement en énergie (surtout fossile, et cela même au Québec pour près de la moitié) bon marché et ayant des rendements énergétiques importants. Dans les années à venir, avec l’épuisement progressif des gisements conventionnels qui ont eu une énorme rôle à jouer dans nos vies, nous allons devoir composer avec un approvisionnement en énergie fossile presque exclusivement non conventionnelle et ayant un rendement énergétique qui frôlera l’inutilité.

Le rejet par nos dirigeants des énergies renouvelables comme filière à exploiter à la place des énergies fossiles non conventionnelles semble fondé, tellement cette filière, aussi souhaitable qu’elle soit, n’offrira pas un rendement énergétique suffisant et en quantités suffisantes pour alimenter notre gourmandise; la recherche de la croissance économique implique presque inévitablement une croissance de la consommation énergétique, peu importe sa source.

La remise en état des infrastructures du réseau routier nous mettra sur une voie où les transports commercial et automobile qui définissent notre passé, voire notre présent, ne seront pas à l’avenir la source d’un rendement justifiant les investissements; ces transports sont définis par une consommation importante d’énergie qui n’aura pas d’avenir dans les années qui viennent. La construction de pipelines pour transporter le pétrole venant des sables bitumineux (passons sur le gaz liquéfié et les schistes pour le moment) nous mettra sur une voie où les rendements qui pourront y être associés iront de pair avec une dégradation inéluctable de notre niveau de vie; celui-ci ne pourra dépendre à l’avenir de sources d’énergie fossile bon marché et ayant un rendement énergétique utile, ni d’énergies renouvelables en quantités suffisantes pour maintenir ce niveau de vie.

Et pour continuer la réflexion: le coût de ces combustibles

Jeff Rubin a publié en 2015 The Carbon Bubble (La bulle de carbone, paru en français en 2016), où il reprend et met à jour plusieurs des analyses de ses livres antérieurs. J’ai mis l’accent sur la question de l’ÉROI dans cet article, mais l’ÉROI va de pair avec la question du coût. Morgan le souligne déjà dans les documents cités dans mon dernier article: l’économie est un système de surplus d’énergie plutôt que de monnaie, et ce surplus ayant marqué nos années fastes est en baisse constante depuis des années. Un graphique basé sur les données de l’Agence internationale de l’énergie (AIÉ) fait le constat de manière frappante:

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L’énorme attrait des sables bitumineux rentre là-dedans. D’une part, ils constituent une énergie non conventionnelle qui, en dépit de l’ampleur des réserves, ne fourniront pas du remplacement pour l’énergie fossile conventionnelle dont les gisements sont en baisse dramatique. La section en bleu pâle du graphique représente le défi des prochaines années, l’AIÉ projettent une énorme baisse dans ce «surplus»; on peut y ajouter que les découvertes de nouveaux gisements sont également en baisse constante, et ceux-ci représentent presque toujours des gisements non conventionnels.

Rubin met l’accent sur le fait que ces gisements – nous avons découvert et exploité les gisements les meilleur marché et les plus accessibles en premier, soit ceux conventionnels – sont non conventionnels, et cet état de faits comporte une situation où les sites d’exploitation sont plus difficiles d’accès (pensons à la recherche dans l’Arctique), plus difficile à exploiter (pensons à la recherche en eaux profondes, comme dans le golfe du Mexique) et/ou plus chers à exploiter. Les sables bitumineux, comme les gisements dans les schistes de l’Amérique du Nord, se trouvent enclavés – nécessitant de nouveaux pipelines – et très chers à travailler.

J’en ai déjà parlé à plusieurs reprises. Il faudrait que le prix du pétrole soit autour de $100 pour couvrir les coûts de l’extraction ainsi que ceux associés au transport jusqu’aux raffineries capables de les traiter et ensuite les rendre dans les marchés internationaux. Rubin, ancien économiste en chef pour les marchés internationaux de la banque CIBC et fortement impliqué dans les marchés du pétrole, rentre dans le détail de ces marchés dans les premières parties du livre. Il conclut, sans même suggérer la possibilité d’erreur dans son analyse, que le désinvestissement est en cours et cela pour des raisons foncièrement économiques et n’ayant rien à voir avec une volonté de la part des investisseurs d’agir de façon éthique face au défi des changements climatiques. C’est le sujet d’une des campagnes de l’organisation de Bill McKibben 350.org, des chercheurs de l’IRÉC ici l’ont déjà prôné pour la Caisse de dépôt et de placement du Québec et Rubin le rend une évidence.

C’est dans le cadre d’une telle analyse que les orientations du gouvernement fédéral ainsi que de quelques provinces de poursuivre dans la voie de l’énergie fossile sont presque surprenantes. Les arguments de Rubin ne passent pas, mon texte ne passe pas, les médias sont tellement habitués aux arguments traditionnels que tout semble laisser les politiques gouvernementales poursuivre vers les actifs échoués et la faillite (cela comprend celles du gouvernement du Québec avec sa nouvelle loi qui concrétise les rêves de nos dirigeants en ce qui a trait au potentiel espéré de quelques gisements ici) plutôt que de dessiner dans l’urgence de l’Accord de Paris une transformation radicale de notre société.

NOTE: Il est déroutant de noter que dans ce dernier livre Rubin y est, en économiste traditionnel qu’il est, pour proposer un avenir prospère pour le Canada dans une agriculture industrielle dans les Prairies (et l’Ontario) favorisée à ses yeux par les changements climatiques. Il ne voit pas l’ensemble de ce qu’il traite si bien pour une partie.

MISE À JOUR: Dans sa chronique hebdomadaire du 15 décembre dans Le Devoir, Gérard Bérubé se penche sur la «(non)rentabilité du tout fossile», mettant un accent sur les enjeux à cet égard pour la nouvelle administration américaine. Il termine la chronique avec une citation de l’essentiel de mon article ciblant les orientations «ayant un rendement énergétique qui frôlera l’inutilité».

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Trump encore – ainsi que ÉROI et sables bitumineux (avec leurs pipelines)

Dans mon dernier article, presque en passant, je citais Lietaer à l’effet qu’aux États-Unis, «qui prétend être parmi les plus riches du monde, quelque 100 millions de personnes – une personne sur trois dans le pays – vivent soit dans la pauvreté soit dans une zone de détresse se tenant juste au-dessus du seuil officiel de pauvreté. Aujourd’hui, 80% des Américains affirment qu’ils vivent d’un chèque de paie à un autre.» Je voulais mettre l’accent dans l’article sur les monnaies alternatives décrites par Lietaer et qu’il voit comme des compléments au système monétaire actuel en trouble et incapable de répondre à l’ensemble des défis; ce sont en effet des outils pour les sociétés en trouble face aux effondrements qui arrivent. Mais j’ajoutais que, devant une telle situation, on ne devrait pas être surpris par la victoire de Trump et de ses promesses (mensongères)…

J’ai déjà eu l’occasion de souligner le travail de Tim Morgan, qui vitTim Morgan, Life After Growth : How the Global Economy Really Works - and Why 200 Years of Growth Are Over, 2013, ch.10, section 3 – ‘What Growth? What Jobs?’ dans le monde de la City of London. Morgan a publié Perfect Storm au début de 2013, et est revenu à la charge plus tard dans l’année avec Life After Growth: How the Global Economy Really Works – and Why 200 Years of Growth Are Over. Morgan ne se dérange pas dans ce livre avec des références aux projections de Halte: il est dedans. Ciblant les données des milieux économiques, il insiste sur le thème du titre, la fin de la croissance et la nécessité de concevoir les suites: ce ne sont pas des prévisions, dit-il, mais des constats. Le livre reprend les arguments du premier document, mais termine avec une dernière partie qui cherche à voir le monde qui s’en vient, avec la fin de la croissance économique. C’est une vision et même un programme que pourrait reprendre la société civile, sauf que celle-ci préfère continuer à soutenir des gestes cherchant à moduler le modèle économique que Morgan montre si clairement en chute libre.

Une récession déjà permanente aux États-UnisTim Morgan, Life After Growth : How the Global Economy Really Works - and Why 200 Years of Growth Are Over, 2013, ch.10, section 3 – ‘What Growth? What Jobs?’

Avant de s’y rendre, Morgan décrit (chapitre 10, section 3, ‘What Growth? What Jobs?’) la situation aux États-Unis une fois les statistiques officielles «corrigées» (les données viennent du Bureau of Labor Statistics et des estimés de Morgan). Morgan fournit une figure pour la croissance officielle en comparaison avec celle plus près de la réelle et une autre figure pour le chômage officiel en comparaison avec celui plus près du réel.

Les chiffres sont pour 2012, mais la courbes ne changeraient pas, en termes relatifs, pour cette année d’élections américaines (Shadowstats en fournit une mise à jour). Comme Morgan constate, les États-Unis sont dans une récession depuis la fin des années 1990, et Trump semble avoir été plus sensible à cette situation que Clinton, voire que les médias…

Morgan poursuit avec des données de l’IMF et souligne que les engagements pour les pensions, tout comme pour les programmes sociaux comme Medicare et Social Security, représentent une illusion concernant lesquels les décideurs ne s’illusionnent pas.

Based on the official number for 2011 economic output ($15.1 trillion), the estimate of federal debt and quasi-debt equates to 379% of GDP. If the non-cash imputations component of GDP ($2.3 trillion) is stripped out, the federal debt and quasi-debt ratio rises to 449% of a smaller GDP denominator. Both numbers exclude private, corporate, bank and state debt, which for 2011 totalled either 291% of GDP or 344%, depending upon whether the imputed component of GDP is left in or excluded. […] That these payments will be subject either to massive devaluation or to outright repudiation seems inevitable, in that the American, British and many other Western governments simply cannot afford to honour the promises made by their predecessors. The deterioration in energy returns alone guarantees that economies are poised to deteriorate. Where Western countries are concerned, there is the additional problem that they have crippled their own competitiveness through the policy disaster of globalisation.

Le problème de l’énergie à la base de cette situation

C’est dans les premières parties du livre que Morgan analyse le rôle de l’énergie dans l’économie et dans le déclin qu’il constate de cette économie. L’ÉROI de notre approvisionnement (dont celui des sables bitumineux et des gaz et pétrole de schiste) est en baisse importante, enjeu critique que je souligne depuis le début de ce blogue. On peut bien s’inquiéter des conséquences pour l’Accord de Paris de l’arrivée de Trump, mais cette inquiétude ne devrait pas dominer. L’élection de Trump semble nous donner, presque tout simplement, une bonne indication des raisons de l’échec de la COP21, soit l’incapacité des pays du monde à intégrer dans leurs volontés de croissance les contraintes majeures inhérentes dans les réductions du recours à l’énergie fossile pour leur «développement économique».

Ceci est central pour Morgan dès le début, suivant ainsi – et citant – les adhérents de l’économie biophysique comme Charlie Hall.

My most striking conclusion is that, contrary to accepted wisdom, the economy is not primarily a matter of money at all. Rather, our economic system is fundamentally a function of surplus energy. […] In parallel with these developments in the ‘real’ economy of energy, labour and resources, we developed a monetary system whose essential purpose was to ‘tokenise’ the real economy into a convenient form. The real nature of money is that it forms a claim on the products of the real economy. […] Fundamentally, debt is a claim on future money but, since money is itself a claim on the real economy, and hence on energy, debt really amounts to a claim on the energy economy of the future.  (Ch 1 section 2)

Dans son chapitre 12,  »The End of an Era », Morgan aboutit aux projections de Halte, sans même y penser, mais précisément pour les raisons invoquées par le modèle de ce travail:

Given the sheer scale of the changes that are going to happen, these future historians are likely to conclude that, by the early years of the new millennium, the availability of surplus energy had fallen to the point [in terms of its ÉROI] where real economic growth had all but ceased and decline was soon to set in.

C’est assez intéressant de voir comment il fournit la perspective contraire à celle de Lietaer, cette dernière ne cherchant aucune compréhension des facteurs dans l’économie réelle – Morgan distingue entre une économie réelle et une économie financière – qui font que nous sommes dans une situation où nous allons passer de la prospérité à la rareté. C’est le titre de la première section du chapitre 12, alors que Lietaer termine dans un monde d’abondance et de prospérité!  Le lyrisme de Lietaer n’aborde pas la question des externalités, c’est-à-dire les crises qui sévissent dans le monde; il n’aborde même pas le fondement dans le monde réel de l’économie monétaire qu’il critique. Comme Morgan insiste: «the financial economy of money and debt is subservient to the real economy of labour, goods and services»…

Morgan écrivait en 2012-2013, juste avant la baisse dramatique du prix du pétrole (et d’autres choses…). Encore une fois, devant l’importance du portrait du déclin qu’il fournit, on peut se demander s’il ne présage pas dans ce livre, comme la baisse des prix semble suggérer, la situation de l’effondrement déjà projetée par Halte. Morgan non plus n’aborde la question des externalités, et même si le thème fondamental du livre est que nous sommes devant des crises en termes d’approvisionnement en énergie, il n’aborde pas la question des changements climatiques. Le portrait en est un d’un pays qui ne sera pas capable (pas plus que les autres) de respecter l’engagement de fournir les 100$ milliards par année pour permettre aux pays pauvres de s’y adapter. Encore plus, nous voyons un pays qui fonce déjà dans un effondrement économique qui risque de fournir la réponse au défi des changements climatiques, mais pas – comme Turner le note – dans un sens positif… Comme dans Halte, ce sont les problèmes de l’économie dans son approvisionnement en énergie que nous devons craindre, puisque ceux-ci vont déclencher l’effondrement qui va régler ou presque le défi des changements climatiques.

Un programme pour les prochaines années

Morgan (comme moi) se demande au tout début comment il est possible que les évidences qu’il esquisse dans le livre échappent aux décideurs (auquel j’ajoute, aux intervenants de la société civile). Le livre en fournit ses réponses.

When we understand how the real economy works, we are bound to wonder quite why the world’s political leaders, economic advisors, bankers and businessmen allowed us to get into a position where monetary claims on the future had become so unsustainably excessive. This book divides the explanations for this into three broad, overlapping categories. First, it describes the emergence of an economic and social culture which glorifies reckless, debt-fuelled consumption over more prudent behaviour. This was compounded by a disastrously mishandled commitment to globalisation. Third, there has been a progressive degradation of those statistical measures which might otherwise have given us clear warnings about what has been happening.

Il y revient à la fin:

These challenges cannot simply be wished away, but must be confronted if society is to make the best of the impending era of scarcity. What this in turn means is that every economic, political and social assumption based on growth is about to be invalidated, and psychological adjustment to life after growth will be extremely difficult. […] For Western citizens, then, the era of growth has lasted for at best 200 years, barely 0.4% of the minimum of 50,000 years that mankind has existed. Considered as a 24-hour day of which now is midnight, we may have started farming at about 7.15 this evening, but we have only been living with industry and assumed growth since 11.54pm. For people in many other countries, the state of assumed growth has lasted for an even shorter period of time, in some cases for a lot less than 50 years. (chapitre 14, première section)

On voit dans ce portrait, dans cette critique, ce qui peut être derrière les grandes orientations du gouvernement Trudeau, où le programme des infrastructures cherche à s’attaquer à une décroissance qui semble inéluctable et où le maintien de l’exploitation des réserves d’énergies fossiles, dont les sables bitumineux, est incontournable pour maintenir un semblant de croissance. Les infrastructures risquent d’être en bonne partie dans le réseau routier qui ne générera pas une relance, ciblant au contraire une partie de l’activité économique – les transports, dont le commerce sur de longues distances – qui est destinée à décroître peu importe les efforts qui y sont consacrés, et l’exploitation des énergies fossiles – qui serait rendue possible par les pipelines que le gouvernement voudrais bien voir se réaliser – également vouée à un déclin en raison de leur ÉROI anémique; ce déclin ne sera pas en fonction de l’Accord de Paris, mais bien plutôt fonction du trop bas taux de rendement de ces énergies non conventionnelles. Voir les États-Unis rentrer dans ce scénario ne fait que faire résonner l’appel de Trump pour une renégociation de l’ALÉNA (même s’il vise surtout le Mexique) dans son propre effort désespéré à rendre aux États-Unis une nouvelle ère de croissance et de prospérité.

La vision de Morgan, allant dans un sens contraire, se résume également dans le chapitre 14:

The best way to address the conservation issue is to picture an energy-efficient society of the future, and to address the positives as well as the negatives in this situation. There are at least four facets of this future society that we can envisage. First, personal vehicle use is going to be supplanted by public transport, and any private vehicles that remain are going to be far more energy-efficient than those of today. Second, human habitation is going to need to be far more concentrated. Third, energy efficiency will dictate that supply-lines will need to be much shorter than they are today, with greater emphasis on local supply and local self-sufficiency. Fourth, measuring the quality of our lives by the quantity of our possessions is going to have to be confined to history in a world whose material capabilities have been compressed by the ending of an era of energy abundance.

Voilà le programme qu’il est important de faire comprendre par la population. Celle-ci suit bien les inquiétudes des politiciens et les médias face à la croissance anémique, et semble bien consciente que les choses ne tournent pas rondement. Au fond, le gouvernement Trudeau, suivant un vieux modèle qui contraste avec l’âge du Premier ministre, a gagné ses élections (contre les néo-démocrates qui savaient un peu mieux) en faisant miroiter les mêmes promesses que Trump, les conneries en moins… C’est à craindre que nous n’aurons pas les luxes de telles illusions lors des prochaines élections. Et Morgan ne réalise pas jusqu’à quel point ceci ne s’applique pas à 80% de la population humaine, qui connaît déjà les conditions qu’il décrit…

Et même le présent

Morgan rentre même, dans ce contexte, dans le débat entre ceux qui prônent l’austérité et celles qui prônent des incitatifs visant à stimuler le système. Comme j’ai déjà indiqué ailleurs, il est difficile de se positionner dans ce débat, même si celle qui s’oppose à l’austérité se montre moins dogmatique sur le plan économique et plus soucieux d’une situation qui semble de présenter de toute façon. Reste que les tenants des deux positions sont foncièrement inscrits dans l’effort de maintenir le système économique actuel en vie.

The current economic debate – between those politicians and economists who advocate ‘sound money’ and ‘austerity’, and those who favour ‘stimulus’ and ‘intervention’ – reflects this complacency and lack of preparedness. Though heated, this argument is rapidly assuming all the relevance of last-minute discussions about how to rearrange the deck-chairs on Titanic.

Les exemples de monnaies coopératives présentés par Lietaer représentent des réponses dans la plupart des cas à des situations où «on commence à voir un système qui pourrait fonctionner là où une société n’a plus les moyens (financiers…) de fournir les services traditionnellement attendus d’elle». Ce qui semble clair en suivant l’analyse de Morgan est que ce sont aussi les populations des pays de l’OCDE (pour suivre Morgan) dans leur ensemble qui s’apprêtent à en avoir besoin, qui ressentent bien cette situation et qui, aux États-Unis, a voté pour Trump en espérant que ce dernier pourra livrer le salut, même s’ils en ont probablement de gros doutes…

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À la recherche de solutions – 2: monnaies coopératives

Mon article sur le travail de Steve Keen, même s’il est lui-même assez dense, esquive l’analyse technique fournie pour cet économiste autre, beaucoup plus dense. L’importance est de se satisfaire que Keen nous présente une déconstruction critique des fondements même de l’économie néoclassique. Keen reste quand même à la remorque d’une vision d’une société qui dépend de la croissance économique, pour laquelle il cherche une autre théorie économique. Reconnaissant le cul de sac dans lequel cette recherche fonce, d’autres recherches nous permettent de mieux percevoir quelques composantes d’une société qui respecte les limites planétaires et fonctionne sans cette croissance. Bernard Lietaer nous fournit d’intéressantes perspectives sur une telle société avec sa vision du rôle des monnaies complémentaires.

À la toute fin de son épilogue «Moins d’humains ou plus d’humanité?» qu’il a redigé pour Creuser jusqu’où ?: Extractivisme et limites à la croissance, Yves-Marie Abraham récapitule dans quelques lignes une critique du capitalisme qui dure depuis longtemps :

Voilà plusieurs siècles à présent que nous vivons sous le règne de la marchandise. Et en dépit d’innombrables luttes et de vastes insurrections, ce régime n’a jamais été plus étendu ni mieux établi. Les fondements du capitalisme constituent pour nous des évidences. Qui ose en effet aujourd’hui remettre en question la propriété privée? Qui appelle à l’abolition du salariat? Qui demande la suppression du prêt à intérêt? Qui réclame l’interdiction de l’entreprise privée à but lucratif? Centrales au XIXe siècle, ces revendications ont pratiquement disparu du débat politique contemporain et n’apparaissent jamais ou presque dans les discours de nos stratèges révolutionnaires.

Il va bien falloir pourtant les [les revendications mentionnées] porter à nouveau, si nous voulons conserver une petite chance de provoquer la fin du capitalisme avant la fin du monde. (p.377)

Plus on aborde les enjeux associés aux crises contemporaines, plus on est confronté à la justesse de ce cri de cœur d’Abraham. Il ne s’agit pas d’un positionnement idéologique choisissant le marxisme plutôt que le capitalisme, il s’agit plutôt d’un constat presque factuel découlant d’un examen des conséquences d’une adhésion aux fondements du capitalisme.lietaer-couverturte

Rethinking Money

Dans son livre de 2013 (co-signé avec Jacqui Dunne) Rethinking Money: How New Currencies Turn Scarcity Into Prosperity, Bernard Lietaer aborde les questions des défaillances et de l’instabilité du système financier et monétaire actuel, ainsi que des inégalités, en mettant l’accent sur le rôle que la monnaie joue dans les économies modernes. Ce faisant, et presque sans le dire, Lietaer propose l’ensemble des mesures d’Abraham, étant explicite dans son chapitre 2 sur le rôle du salariat dans le système, et dans son chapitre 3 sur le rôle de l’intérêt.

Dans la première partie de son livre, Lietaer insiste sur l’échec du système monétaire actuel, avec une monnaie qui exige la concurrence et, finalement, aboutit à une situation où il y a des inégalités à tous les niveaux. Dans le troisième chapitre, «A Fate Worse than Debt»), il met un accent sur le rôle que l’intérêt joue dans une économie fondée sur les prêts sur intérêts. Il y note: «In a country that claims to be one of the richest in the world, some 100 million people—one in three Americans—either live in poverty or in the distressed zone hovering just above the official poverty threshold… Today, 80 percent of Americans report that they are living paycheck to paycheck.» – et on est surpris par la victoire de Trump et de ses promesses (mensongères)…

Lietaer insiste également qu’il y a une alternative, puisant dans une longue carrière consacrée aux questions touchant la monnaie pour y voir carrément les fondements d’un nouveau système, système qui nous offrirait même de la prospérité; à cet égard, on note le titre de son Introduction: «De la rareté à la prospérité dans une seule génération».

We can realize a brighter future for everyone. In this future, meaningful work would be available to all; the sick and elderly would be cared for, and children would have adequate shelter, health care, nutrition, and education; threats to our environment would end; unstable urban and rural areas would evolve into viable, sustainable communities; and seemingly insurmountable social chasms would be bridged. In short, life and all living systems would flourish. This is not an idealistic dream, but rather a pragmatic goal, achievable within one generation. (ch.1. part 1 – dans la version numérique que j’ai consultée, il n’y a pas de pagination)

Plutôt que l’analyse théorique fournie par Keen pour expliquer le phénomène de la «rareté»  – nié par les économistes néoclassiques qui fondent leur théorie sur l’équilibre de ce système -, Lietaer montre comment la concurrence et la recherche de profits découlent presque directement du fait que notre système fonctionne avec des prêts sur intérêts; le remboursement de l’intérêt exige des personnes et des entreprises qui tiennent des dettes de rentrer dans un système où la croissance est la seule façon de générer un surplus – sur le dos de quelqu’un d’autre, comme il souligne – et ainsi payer l’intérêt.

Le capital social plutôt que le capital financier

Responsabilité, confiance mutuelle, coopération, en somme, un capital social important est la clé pour le fonctionnement d’une société de l’avenir, selon Lietaer, contrairement à l’instabilité du système actuel dans la société compétitive. Son introduction de l’idée de monnaies coopératives dans la deuxième partie du livre dépend totalement sur de tels éléments dans la société. Ces monnaies fonctionnent sans intérêt, jouant un rôle d’activation dans la société sans l’exigence de générer un profit qui caractérise les défaillances du système actuel.

Lietaer fait référence à Eric Beinhocker, The Origins of Wealth: Evolution, Complexity and the Radical Remaking of Economics (Boston: Harvard Business School Press, 2006) et à Eric Liu and Nick Hanauer, The Gardens of Democracy: A New American Story of Citizenship, the Economy and the Role of Government (Seattle, WA: Sasquatch Books, 2011), comme sources d’une analyse des faiblesses de la théorie économique fondée sur l’équilibre des marchés. Il cite ces derniers dans le même sens que Keen (qui a écrit avant):

Science—which we mean broadly to include physical discoveries, insights into behavior, awareness of patterns of experience—tells us today that the world is a complex adaptive system, not a linear equilibrium system; that the elements within are networked, not atomized, that humans operate in that system as emotional, reciprocal approximators, not rational self-regarding calculators.

C’est le rejet du système capitaliste critiqué par Abraham et analysé en profondeur par Keen. Lietaer souligne que dans ce contexte les qualités d’efficience et de résilience sont nécessaires pour le bon fonctionnement des sociétés contemporaines, où l’accent actuel sur l’efficience néglige l’importance de la résilience, où diversité et interconnectivité dominent (chapitre 2, section 4). Le PIB, note-t-il, ne mesure que le flux de la monnaie associée à des dettes bancaires, et toutes les transactions sont considérées des gains, contrairement à ce qui ne comporte pas un échange de monnaie. Nous sommes de retours aux principes qui soutendent l’IPV.

C’est dans ce contexte qu’il procède à l’introduction des monnaies coopératives. La lecture de Lietaer rappelle celle de The Resilience Imperative, le livre étant rempli de cas type de monnaies complémentaires qui semblent fonctionner (ou qui ont fonctionné), tout comme l’autre nous fournit une multitude d’exemples d’approches à la crise de société à laquelle il s’adresse. Fondamental à la transformation est ce qui est à la base d’une monnaie coopérative, la mise en relation de besoins non remplis et de ressources inutilisées.

Un autre rêve

Alors que Lewis et Conaty se voient en train de proposer des «transitions coopératives à une économie stable», Lietaer  poursuit, et il termine, avec l’idée d’une «abondance soutenable», mettant la notion de Prospérité comme thème pour la deuxième partie du livre.

In a world of almost 8 billion souls and rapidly dwindling natural resources, the notion of prosperity is tricky. A better and more accurate term is sustainable abundance, whereby there is sufficiency for all. Sustainable abundance supports the inherent dignity of the human spirit, the creative genius, and the unbounded potential of the ever-evolving human race and its nonhuman cohabitants on this planet we call home.

Lietaer pourrait plutôt choisir «suffisance soutenable» pour être honnête, et le problème est que le livre ne contribue pas beaucoup à voir comment ce rêve pourrait se concrétiser à l’échelle planétaire, cela en tenant compte des crises qui sévissent en ce qui a trait justement aux ressources qui diminuent et dont l’usage même (les énergies fossiles) compromet l’avenir.

En effet, la référence à la prospérité comme résultant de son approche à la crise est problématique; l’objectif, comme indiqué dans le chapitre 8, section 2, est «à accomplir en repensant la monnaie, passant d’un modèle de rareté, que le système conventionnel encourage malgré lui, à un autre de prospérité en ayant recours à l’utilisation de monnaies coopératives intelligemment conçues». Si la rareté est celle des ressources naturelles et des écosystèmes atteints par notre surconsommation, Lietaer est en train de proposer à toutes fins pratiques l’abandon de la propriété privée (autre élément du texte d’Abraham) en faveur d’une société de partage. Le problème est de voir comment il y voit arriver l’abondance.

Il semble fournit son sens de cette abondance dans le chapitre 12, qui présente cinq scénarios de sociétés dans les années 2020 et 2040; l’approche me rappelle le premier chapitre de l’autobiographie de Maurice Strong, Where On Earth Are We Going?, mais tout autrement et en moins. Strong présente une vision pour 2031 qui intègre un ensemble de facteurs, et la vision n’est pas reluisante; Lietaer présente ses scénarios en moins d’une page chacun, très limités dans leur portée, pour des cas en 2020, en 2023, en 2027, en 2031 et en 2037. Comme pour ses exemples de monnaies locales, on est obligé d’extrapoler en imaginant que le monde entier est en train de suivre ces scénarios locaux, contre toute vraisemblance.

Keen insiste que le système capitaliste comporte des processus instables qui génèrent des hauts et des bas, voire des effondrements. Lietaer propose que le fondement de l’instabilité est la façon dont la monnaie opère dans le système et semble suggérer qu’il n’est pas nécessaire d’abandonner le capitalisme tout en abandonnant la nécessité de la croissance.

Écosystème monétaire

Lietaer propose un «écosystème monétaire» pour atteindre ces fins.

What could be some of the components of what we have described a monetary ecosystem? That it provides balance between competition and cooperation, as measured, respectively, by the system’s efficiency and resilience, is crucial to the long-term health of any given complex flow system. As already discussed in Chapter 4, in all sustainable systems, the optimum point between resilience and efficiency invariably lies much closer to resilience. And these two factors for resilience are diversity and connectivity.

What could elements of a mature monetary ecosystem look like one generation into the future? For example, a multitiered monetary system could consist of: a global reference currency; three main multinational currencies; some private international scrip; scores of national currencies; dozens of regional currencies; a multitude of local cooperative currencies; a wide variety of functional currencies.

On voit ici peut-être le texte le plus clair pour justifier la proposition qu’il faut maintenir le système de monnaies nationales et donc le système capitaliste. Le bon fonctionnement de tout complexe système de flux, dit Lietaer, doit comporter un équilibre entre la concurrence et la coopération, entre l’efficience et la résilience. L’introduction de monnaies coopératives serait en complément à ces autres monnaies. L’intérêt serait que ces moyens facilitent les échanges et multiplient l’activité (économique et sociale) sur le territoire. Il est difficile de voir comment il voit la conciliation des deux, ses premiers chapitres ayant montré la tendance du système capitaliste vers une globalisation de son emprise tout en soulignant ses multiples aspects déstabilisants et menant aux inégalités.

La deuxième composante de cet écosystème est proposée pour assurer une «intégration économique régionale», encore une fois sans explication pourquoi cela est souhaitable ou/et nécessaire. Il identifie l’Asie, l’Europe et les Amériques pour ces trois monnaies; les pays qui n’y participent pas auront des monnaies nationales.

Pour Lietaer, dans la dernière section du dernier chapitre (13) qui s’intitule «Rethinking Money: From Scarcity to Sustainable Abundance»,

[t]he new mythology is one of emancipation, the liberation to express in word and in deed each individual’s gifts and abilities. This is fostered by a truly cooperative space of infinite possibilities, unlimited potential, and immeasurable creativity. Cooperative currencies are the ideal facilitator of this new mythology and its technologies, allowing regular folks to make an extraordinary difference in their own lives and in their communities.

pour terminer le livre en insistant, de façon rhapsodique, que

[s]carcity is indeed relative. Humanity may hit limits in material growth but there is unfathomable room for growth in work and creativity, and this for many future generations! By rethinking money, it is possible to enjoy even more than a period of prosperity but rather a new era of genuine sustainable abundance.

Finalement, il n’aborde pas la question des limites à la croissance materielle, qu’il laisse ici comme une possibilité. Cela est clé dans la façon de considérer ses propositions: celles-ci ne tiennent aucunement compte de l’ensemble de crises qui sévissent actuellement, crises qui découlent du modèle capitaliste avec son économie néoclassique mais qui ne seront pas réglées par l’abandon de celui-ci. Ces crises fournissent une réponse à la possibilité de limites – il y en a, et nous sommes en train de les confronter.

Une approche «post-désastre»

Finalement, Lietaer nous fournit plusieurs pistes pour une prise en main des activités d’une société, sans jamais laisser une indication qu’il voit cette prise en main dans le cadre d’un effondrement. Il se permet de nombreuses références à une prospérité d’abondance, mais à la lecture de ce livre de 2013, on voit finalement quelqu’un tellement impliqué dans son champ d’expertise qu’il n’arrive pas à fournir un contexte global pour la situation qu’il veut améliorer. Son travail rejoint ainsi celui qui se fait sur les communautés résilientes, sauf que ce dernier se fait carrément dans un effort de fonder de nouvelles communautés, une nouvelle «société coopérative» (le sujet du chapitre 12) face aux crises. Celle envisonnée par Lietaer «n’a pas existée depuis l’aube de l’âge moderne»…

À force de lire les multiples exemples fournis et commentés par Lietaer, on commence à voir un système qui pourrait fonctionner dans de nombreux cas où une société n’a plus les moyens (financiers…) de fournir les services traditionnellement attendus d’elle. Lietaer semble souvent confondre la façon dont les monnaies locales fonctionnent avec leur contribution à «l’économie» de cette société, en fournissant un incitatif au développement économique sans être encombrées par de la dette; ceci semble être une autre version de l’objectif de chercher une «intégration économique régionale», suivant finalement le système actuel de globalisation. Il semble y avoir peu de contraintes pour les voir opérationnels dans un cadre carrément non monétaire – un peu comme fonctionne le travail non rémunéré (surtout celui des femmes) dans non sociétés d’aujourd’hui, où il ne contribue pas au PIB mais contribe grandement au bien-être de la population.

En fait, bon nombre de ses exemples se trouvent dans des quartiers de villes où la pauvreté est endémique, que ce soit en Amérique latine, en Europe ou aux États-Unis. Citant l’initiateur d’un tel programme dans le pays de Galles, Lietear met en évidence un autre aspect du contexte dans lequel ces approches sont créées.

My research has been around post-disaster recovery and looking at the way the agencies that came into disaster situations work through the local community. My prime interest was around empowerment, participation, social management, and really looking at the role of NGOs in that context. I discovered that TimeBanking, along with other designs, is a very simple tool to enable the people to be genuinely involved in a totally different way with NGOs and public services. (Introduction du chapitre 9, à la fin de la deuxième partie)

En effet, presque tous les exemples représentent ce qui est finalement l’intérêt de l’argument de Lietaer: dans une situation où un effondrement économique, voire financier, semble plutôt pour le relativement court terme, on peut les voir comme des outils à planifier pour une telle situation «post-désastre»… La dernière section met même l’accent sur la période de la Dépression, en Europe et aux États-Unis (en soulignant la façon dont le parti Nazi en a profité et en donnant l’impression que nous sommes dans une période plutôt similaire) en terminant (presque) le chapitre 10 – le premier de la troisième partie – avec l’Argentine des années 2000.

En contrepartie, au début du chapitre 11 sur la gouvernance, Lietaer présente le système de gestion des canaux d’irrigation des rizières à Bali. Ce système représente toute autre chose, une approche de gouvernance autonome et ciblant le bien-être directement. Je crois que ce type d’exemple de mise en œuvre de monnaies locales est plutôt limité dans le livre, mais rien n’empêche de les voir comme structurant dans l’économie sociale et solidaire qui est la version connue ici de l’alterative. Je reviens sur ceci dans un prochain article en cherchant à revoir la question d’une co-habitation entre une économie capitaliste et une économie sociale dans une «société de coopération».

 

 

 

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À la recherche de solutions – 1: la théorie économique

Dans mon dernier article, je réfléchissais sur le rôle que les inégalités sociales et économiques ont pu avoir dans l’élection présidentielle américaine. Trump semble avoir joué sur une corde très sensible à cet égard, reflet d’une déstabilisation importante de la société américaine. Ceci est loin de l’effondrement projeté par Halte, mais permet de compléter le portrait de ce qui se trame en ciblant les conséquences de l’effondrement projeté.

Le débat sur la loi 25 sur l’aide sociale a suscité récemment un article dans Le Devoir par Martin Petitclerc et Cory Verbauwhede fournissant une perspective historique sur l’idée de la «citoyenneté sociale». Dans «L’aide sociale et la peur de la faim», cette idée est attribuée à Thomas Humphrey Marshall et son article «Citizenship and Social Class» (1950), et l’idée de base est que le principe de la citoyenneté devrait primer celui du marché dans une société démocratique.

Pour Marshall, la citoyenneté sociale devait procurer à tous les membres d’une communauté politique démocratique les conditions minimales d’existence leur permettant de jouir de leurs libertés civiles (liberté de travailler, de penser, de circuler, etc.) et d’exercer pleinement leurs droits politiques (participation à la vie civique, vote aux élections, etc.). Cette conception de la citoyenneté sociale a été l’une des idées politiques les plus importantes du XXe siècle. Elle est toujours au coeur de la plupart des demandes citoyennes visant à réduire les inégalités sociales engendrées par le système économique.

On peut y voir une version du rejet apparent de l’establishment par le vote de la semaine dernière: l’élite américaine aurait primé l’économie – voir «It’s the economy, stupid» du candidat Bill Clinton en 1992… – par rapport à un ensemble de valeurs qui définissent les sociétés. Ce thème revient régulièrement dans mon blogue, où je mets un accent sur l’absence de prise en compte des externalités de l’activité économique par, justement, l’establishment en place maintenant depuis des décennies.

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Les auteurs de l’article commentent la «citoyenneté sociale»:

Au XIXe siècle, le développement du capitalisme et du marché du travail a été accompagné d’une politique extrêmement punitive visant à restreindre considérablement, voire même à interdire l’aide publique ou privée aux pauvres «sans contrainte à l’emploi». Pour les capitalistes et les réformateurs convaincus de l’équilibre naturel du marché, seule la crainte de mourir de faim était un incitatif assez puissant pour convaincre les pauvres, continuellement soupçonnés de paresse, de se trouver un emploi, quel qu’il soit.[i]

Après un siècle d’une cruelle et inefficace chasse aux «mauvais pauvres», Marshall en est arrivé à la conclusion que cette politique cynique de la faim empêchait les sociétés démocratiques de réaliser pleinement les promesses de l’égalité citoyenne. […]

L’aide de dernier recours à l’égard des personnes les plus pauvres ne devrait pas relever d’une charité humiliante, mais d’un droit.

La référence à Marshall fournit un fondement théorique pour les critiques de l’approche à l’austérité du gouvernement actuel, soulignant l’importance d’une théorie économique dans l’approche à la résolution de problèmes sociaux majeurs. Pour les critiques venant des économistes hétérodoxes, on peut voir l’article de l’IRIS (en fait, il y en a plusieurs sur la question) «L’après PL70: Gare à la hauteur de la barre à l’aide sociale». La référence à Marshall va directement au but, soulignant les choix que nous avons face à eux et ouvre la porte à une analyse des fondements économiques de nos gouvernements.

La théorie économique et l’équilibre

Il nous faut d’abord voir disparaître (quel rêve) l’économie néoclassique. J’ai déjà fait une série d’articles sur l’économie écologique, dans un effort de familiariser le lecteur à une approche à la compréhension des théories économiques qui offre le potentiel de nous aider dans la recherche de solutions pour les grands défis de notre époque. Dans un premier article, j’esquisse le portrait de la situation (une absence complète d’un recours à cette théorie économique), en faisant référence à mes «observations» comme Commissaire au développement durable, où je cherchais à présenter quelques fondements de l’économie écologique, et à un manifeste pour un enseignement de l’économie plus pluraliste.

Dans un deuxième article, je fournis d’autres pistes pour une compréhension de l’économie écologique et j’introduis la notion d’«externalités» comme élément fondamental dans une critique de l’économie néoclassique qui domine les processus décisionnels depuis longtemps. Je souligne que même le (une certaine branche de) FMI reconnaît la pertinence de l’approche de cette autre vision de l’économie.

Un troisième article rentre un peu plus dans les détails, et fournit un aperçu d’un livre produit par un ensemble d’économistes écologiques renommés, Vivement 2050!. Le contraste y est fait entre l’économie néoclassique (un désastre) et l’économie verte (une illusion), d’un coté, et l’économie écologique de l’autre, cette dernière insistant sur le rejet de la recherche de la croissance qui est fondamentale aux deux autres. Finalement, les auteurs suggèrent que nous sommes soit devant la réalisation de leur rêve, soit devant un effondrement de notre civilisation.

Suite à la lecture récente de plusieurs ouvrages touchant les théories économiques et la recherche de solutions, je présenterai dans mes prochains articles une série de réflexions sur les lacunes, d’abord dans la théorie économique néoclassique, dominante, ensuite dans ces ouvrages eux-mêmes, tout en faisant ressortir leur contribution à la recherche de solutions.

Plusieurs interventions de Gaël Giraud, économiste français, le montrent très sensible aux enjeux du développement économique associés à l’énergie, surtout l’énergie fossile. En 2014, pour expliquer une partie de sa pensée, très critique des économistes néoclassiques, il réfère au livre de Steve Keen (2000, 2011) et annonce qu’il est en train d’en assurer la traduction. Debunking Economics: The Naked Emperor Dethroned deviendra L’imposture économique.

Keen est connu pour avoir été parmi les quelques économistes (12, selon Dirk Bezemer) ayant prévu la Grande Récession, cela en fonction de sa critique de fond de la théorie économique néoclassique, en opposition aux projections de la Grande Modération faites par les économistes néoclassiques. Ces derniers – la vaste majorité des économistes actuels – adhèrent à un modèle qui met l’équilibre du marché au centre de leur analyse, ce qui, à leurs yeux, rend des catastrophes comme la Grande Récession impossibles. Comme Keen souligne au tout début de la deuxième édition de son livre, il a de l’espoir cette fois-ci pour que «quelque chose de nouveau et indigestiblement différent de la sagesse qui prévaut pourrait résulter de la crise … si l’économie peut être persuadée à abandonner son obsession avec l’équilibre» (5). Petitclerc et Verbauwhede suggèrent que cela n’est pas encore arrivé…

Équilibre et instabilité

Selon Bezemer, quatre éléments étaient communs au travail des économistes comme Keen ayant prévu la crise, soit: des préoccupations pour les actifs financiers et non seulement pour les actifs de l’économie réelle; les flux de crédits qui financent les deux formes d’actifs; la croissance de la dette associée à la croissance de la richesse financière; les relations comptables entre les secteurs financier et réel de l’économie (Keen, 12). Finalement, il s’agit de fils conducteurs pour le livre, structuré selon d’autres paramètres.

Keen projette un livre spécifiement sur ces questions (avec le titre provisoire de Finance and Economic Breakdown) mais a été ramené à la révision du livre Debunking Economics pour répondre à la masse de critiques dont son livre de 2001 était la cible. Dans le chapitre 13, «Why I Did See ‘It’ Coming», il présente les fondements de sa réflexion sur les causes de la Grande Récession (et de la Dépression). Ces fondements ciblent le rôle de la dette dans une économie capitaliste, plus précisément, l’éclatement d’une bulle spéculative financée par la dette; les questions touchant le chômage y sont centrales. Parmi les données qu’il utilise sont celles qui montrent que le taux de chômage était de 4,7% pour 1920-1929 et de 8.8% pour 1999-2009. « La Dépression reste la plus importante crise économique que le capitalisme ait jamais expérimenté, mais à l’égard de toute métrique touchant la dette, les forces qui ont causé la Grande Récession étaient plus imposantes» (350).[ii]

Ce chapitre 13 suit un chapitre 12 où Keen expose et critique l’interprétation de Ben Bernanke, ancien président de la Réserve fédérale américaine, de la Dépression, concernant laquelle ce dernier est considéré un expert. Clé dans l’analyse est une critique de l’intervention de Bernanke face à la Grande Récession, partant d’un discours en 2004 sur ce que Bernanke appelait la Grande Modération, prévoyant une longue période sans effondrement – trois ans avant la Grande Récession. Keen y fait intervenir (298) le travail de Hyman Minsky et son Hypothèse d’instabilité financière, pour y revenir en détail dans le chapitre 13.

Tout au long de son analyse, Keen fait référence à «l’obsession» des économistes néoclassiques pour l’équilibre des marchés. Finalement, il s’agit du fondement de l’incapacité de ces économistes de prévoir la Grande Récession, en fait, de prévoir autre chose que des marchés évoluant en permanence avec une certaine stabilité autour d’un équilibre. Il fascine dans sa déconstruction du modèle économique dominant qui est centré sur la croissance de l’activité des marchés dans la conviction que (i) l’équilibre s’y trouve en permanence et (ii) cet équilibre et cette croissance peuvent se poursuivre en faisant abstraction de leur dépendance absolue à un approvisionnement en ressources et à un territoire fonctionnel.

Son jugement global: «La vision néoclassique en ce qui a trait à une économie de marché en est une d’équilibre permanent. […] Pourtant, il existent des préconditions pour que cet état d’équilibre s’applique, et une importante recherche a établi qu’aucune de ces conditions ne tienne» (19). Le livre détaille cette recherche, utilisant une approche qu’il appelle «verbale» par comparaison à l’approche mathématique qu’il considère essentielle et qu’il détaille dans ses publications techniques.

Un effondrement, des effondrements, la croissance

Aujourd’hui, en suivant la piste du modèle de Halte à la croissance, il y a des raisons de croire que l’effondrement projeté par son modèle, éminemment en lien avec les processus ordinaires de l’activité économique et sociale et de leur cadre écologique, soit possiblement en cours. Je rappelle les composantes de ce modèle: l’utilisation des ressources naturelles non renouvelables (en quantités finalement exponentielles et menant à une situation de pénurie relative); la production industrielle (dépendant des ressources, dont l’énergie fossile, celles-ci de toute évidence en décroissance continue); une démographie en croissance importante depuis des décennies (et incitant à une plus importante production industrielle et par conséquent une plus grande consommation de ressources); une alimentation de cette population venant d’une production agricole de caractère industriel dans les pays riches (qui dépend d’intrants en ressources en plus de territoires de moins en moins disponibles, résultat de la croissance démographique); une pollution des milieux de vie (dont l’importance est fonction en bonne partie des quatre autres paramètres et qui comporte des limites pour éviter des dysfonctionnements catastrophiques).

Le livre de Keen ne contribue pas à ce jugement sur la pertinence des travaux de Halte, son thème étant l’importance de reconnaître des effondrements de temps en temps comme inhérents dans le capitalisme, cela en opposition à l’idée qu’il y ait un équilibre permanent dans les marchés. Le livre passe en revue toute une série de fondements de l’économie néoclassique qui domine toute analyse économique contemporaine, et l’ensemble fournit amplement de raison de croire qu’il a raison; il rejoigne en fait une multiplicité de critiques de l’économie néoclassique qui finissent par permettre de croire que le débat technique est fondé.

Le rôle de la croissance – ma grande préoccupation – se voit dans le livre en suivant avec une certaine attention, même s’il n’y a que deux références dans l’Index à ce concept, celles-ci à la théorie néoclassique de la croissance. On voit par contre que la croissance est jugée, même par Keen, aussi essentielle pour le maintien du capitalisme que l’équilibre l’est pour les économistes néoclassiques dans leur univers.

En outre, dans les 459 pages du livre de Keen, je ne trouve qu’une seule référence à ce qu’il aurait pu, qu’il aurait dû identifier comme l’économie écologique; les derniers chapitres du livrent portent précisément sur les théories économiques alternatives à celle néoclassique, mais l’économie écologique y est absente. Keen se restreint à cet égard à une note de bas de page: «L’économie ne reconnaît pas l’enjeu de la soutenabilité écologique, même si ceci doit clairement être considérée par une économie réformée» (121).

Dans une autre note de bas de page, Keen admet: «La question quant à la possibilité que cette croissance puisse être maintenue indéfiniment est une toute autre question que je n’aborde pas dans ce livre. Sur cette question, je considère Halte à la croissance comme la référence définitive» (224). Fin de l’histoire pour toute autre réflexion que celle d’un économiste. Aussi libéré qu’il soit du modèle dominant, Keen se montre finalement presque aussi déconnecté de la réalité que les économistes néoclassiques qu’il critique – pour leur déconnection de la réalité. Tout le travail de l’équipe de Halte aboutit au constat que le scénario de base – celui du «business as usual» – aboutit à un effondrement du système capitaliste dont il est question dans mes articles depuis des années maintenant. Keen cherche plutôt une nouvelle théorie économique du capitalisme.

Comment aborder cet argument technique

Keen souligne, dans sa critique fondamentale de l’économie néoclassique, que «l’instabilité est fondementale à n’importe quel système dynamique et croissant. […] L’obsession néoclassique pour l’équilibre constitue donc un obstacle à la compréhension des forces qui permettent à l’économie de croître, alors que la croissance a toujours été un aspect fondemental du capitalisme» (224). L’objectif de son travail, majeur, est d’essayer de sortir les économistes néoclassiques de leur rôle de conseillers et de décideurs face aux crises qui sévissent. Ce n’est pas avec leur hypothèse de marchés efficients qu’ils vont réussir à nous permettre un «retour à la prospérité» (3).

D’une certaine façon, je me réfère à Keen comme lui à Halte. Le livre de Keen (j’en ai fait la lecture – et la relecture – en anglais) est technique, et je ne prétends pas avoir la compétence pour porter un jugement sur les arguments fournis ni sur les répliques faites par les économistes néoclassiques. Il souligne par ailleurs qu’il ne présente même pas dans le livre les arguments mathématiques qui fondent sa critique formelle, puisque ceux-ci exigent de porter le débat au niveau de personnes ayant des doctorats en mathématiques aussi bien qu’en économie (voire aussi en physique). Comme il le dit autrement, la plupart des étudiants (et il ajouterait ailleurs les profs…) en économie sont ni suffisamment littéraires ni suffisamment numéraires (20-21).

Le livre est écrit en ciblant les économistes néoclassiques. La première édition, comme il dit, ciblait les gens qui s’intéressent au bien commun. Il sent qu’il a échoué, mais revient à la charge en insistant que son livre fait la critique en se fondant sur la théorie économique elle-même (24-25). En ce sens, il prétend que sa critique sort des interventions politiques dont le fondement est autre; le sien n’est pas de gauche ou de droite, elle a un fondement logique (28).

Les interventions des économistes néoclassiques soulèvent tellement de mises en question que nous n’avons finalement pas besoin de ces doctorats pour se satisfaire que Keen a raison, probablement sur toute la ligne. Keen ne semble pas voir la nécessité d’intégrer l’analyse de Halte dans son travail; de mon coté, je ne vois pas trop comment intégrer l’analyse de Keen dans l’effort de trouver une façon de nous préparer pour l’effondrement, même si plusieurs critiques de Halte souligne ce qu’ils considèrent une faiblesse de son modèle, soit l’absence de prise en compte des enjeux financiers.

Finalement, cette lacune ne semble pas importante pour son argument de base, que le fonctionnement de l’économie réelle, totalement dépendant de ressources naturelles, va se buter à une situation d’effondrement. Qu’il y ait d’autres dysfonctionnements du capitalisme et de son secteur financier qui aboutissent à des effondrements (peut-être sur une base cyclique, peut-être de façon définitive) ne fait qu’aggraver la situation dans laquelle nous nous trouvons après tant d’années de prospérité constituant finalement une illusion, un rêve, une escapade temporaire dans la condition humaine.

Keen insiste sur l’importance de trouver une autre théorie économique du capitalisme. Devant la nécessité pour toutes ces alternatives à maintenir la recherche de la croissance, il n’est pas clair que son effort de faire disparaître les lubies de l’économie néoclassique soit de beaucoup d’utilité – sauf pour nous satisfaire que nos économistes en position d’influence vivent sur la lune tout comme les politiciens eux-mêmes.[iii] L’article de Petitclerc et Verbauwhede n’allait pas assez loin.

 

 

[i] Dans sa réplique à l’article du 17 novembre, le ministre Blais assure justement que les coupures menacées sont rarement appliquées (parce que les récipiendaires de l’aide sociale ont peur de la faim, devrait-on ajouter…).

[ii] Il est tentant d’y voir un élément important dans l’élection récente de Donald Trump, élément rendu moins évident avec les transformations au fil des décennies de la façon de calculer le taux de chômage, qui était officiellement 5% au moment où Keen écrivait, près de celui des années 1930. Comme fait Tim Morgan dans Perfect Storm, Keen se réfère à Shadowstats pour faire ressortir la gravité du problème, soit un taux réel de chômage de 8,8%…

[iii] Keen maintient un blogue où il met l’accent sur la compréhension de la dette. Dans son dernier article, en date du 5 octobre 2016, il aborde «Olivier Blanchard, Equilibrium, Complexity, And The Future Of Macroeconomics»

 

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Make America Great Again    

Je suis né à New York et j’ai grandi en Californie. Même si je suis ici depuis des décennies, je reste toujours citoyen des deux pays et je suis l’autre pays avec beaucoup d’intérêt, lui et la Chine constituant probablement les joueurs déterminants pour l’avenir, plus que les autres. Tout en suivant Chris Hedges dans sa critique presque virulente de Hilary Clinton (voir son blogue à Truthdig), j’ai voté Clinton, mais j’aurais préféré Sanders; Hedges ne semblait pas s’attendre à l’élection de Trump en se permettant de voter vert, alors que je suivais Michael Moore dans le sens contraire. Histoire d’une narration qui quitte peut-être les sentiers battus…

On prétend que la campagne s’est déroulée sans débats de fond sur les grands enjeux, et c’est vrai que presque toute la couverture médiatique portait sur les incidents à caractère personnel. Trump s’est montré maître de la manipulation des médias, Clinton s’est montrée hautement qualifiée pour le poste central à l’establishment, mais obligée d’entrer dans la mêlée créée par Trump. Les médias ont poussé les sondages à la limite, à la fin intervenant quotidiennement avec des estimés de la possibilité de victoire de l’une et de l’autre et avec des estimés de positionnement où la différence restait dans la marge d’erreur. C’était un vrai spectacle.

carte-electorale-2016

Un contraste qui cache le fond

Quant à la soirée des élections, ce n’était pas très long avant que John King au «mur magique» de CNN ne commence à suggérer que tout n’était pas comme prévu: des comtés bleus en 2012 se changaient en rouge; des comtés avec forte participation des minorités en 2012 montraient une participation plus faible; des voteurs démocrates passaient aux tiers partis ou même au candidat républicain, s’ils ne restaient pas à la maison. Et le nombre de facteurs expliqués par les commentateurs était presque sans limites: jeunes milléniaux vs. plus âgés, Noirs et Hispaniques vs. Blancs, femmes vs. hommes, diplômés vs. sans diplômes, progressistes vs. conservateurs, taux de participation républicain vs. démocrate, taux de participation général (en baisse marquée par rapport à 2012, avec un électorat inscrit plus important).

Analyse des résultats, analyse de l’état

Une analyse «complète» de cet événement marquant sera énormément complexe, mais le résultat est l’élection à la présidence américaine d’un homme qui s’est montré non qualifiée pour le poste et par ailleurs promoteur sans gêne de positions racistes, sexistes, méprisantes à l’égard d’une multitude de minorités dans la population. Peut-être le moment critique de la soirée était quand le «mur bleu» des démocates, la ligne d’États anciennement industriels formée par la Pennsylvanie, l’Ohio, le Michigan et le Wisconsin (voir la carte, où toutes – le Michigan était un peu plus tard à se colorer – sont en rouge) s’est mis à craquer, signalant la fin de la candidature de Clinton. Michael Moore avait bien lu les feuilles dans la tasse, des mois avant, Trump aussi.

Les primaires avaient déjà montré, avec les campagnes de Trump et de Sanders, qu’il y avait un malaise profond dans l’électorat, que la population reconnaissait une situation où la capacité de l’establishment à gérer les défis du pays, à assurer le bien-être des citoyennes, était à bout de souffle. Il y avait les emplois perdus à travers la ceinture de rouille (le «rust belt»), pour ce qui était du mur bleu, mais il y avait plus que cela, dans les États producteurs de charbon, voire dans les États producteurs de gaz et de pétrole de schiste, finalement un peu partout. Ce qui semble être une grande partie de la population se sentait en mauvaise posture, sentait que le pays n’était pas bien.

Parmi les cibles identifiées par Trump et Sanders étaient les ententes de libre échange à grande échelle (l’ALÉNA et les ententes en négociation avec l’Europe et déjà négociée avec les pays du Pacifique) responsables selon eux de pertes d’emplois. Et déjà, depuis des années, les communautés noires vivent une situation trop définie par la pauvreté, par une certaine déstablisation de leurs quartiers dans les grandes villes et par un taux d’emprisonnement des mâles qui reste hallucinant; les communautés hispaniques vivent une situation où leur accroissement en nombre va de paire avec un nombre important de non documentés dont le travail souvent représente – même si mieux payé que dans leurs pays d’origine, souvent le Mexique – des emplois que les Blancs ne veulent tout simplement pas. Les jeunes diplômés, souvent Blancs, ont des dettes venant de leurs études qui constituent parmi les grands passifs du bilan du pays; de leur coté, les non diplômés ne peuvent pas présumer d’un emploi, peu importe son niveau de qualification, cela à l’encontre du rêve américain. Les Blancs eux-mêmes se voient souvent sans emploi eux aussi et face à une tendance lourde qui les verra minoritaires dans «leur» pays d’ici quelques décennies.

Le fond derrière le clivage des couleurs

Sur la carte du mur magique à la fin de la soirée, il y avait la côte est (plus précisément, nord-est) et la côte ouest en bleu et l’énorme centre du pays en rouge. Ce clivage suggère une vision d’un pays en trouble, et en fait, c’est un pays où l’économie, suivant le modèle économique de l’ensemble des pays capitalistes, semble avoir atteint ses limites, avec des inégalités criantes dans la population, inégalités qui découlent des mouvements profonds du modèle et qui ne sont plus cachées par les statistiques. La campagne manquait de débats de fond explicites, mais derrière les critiques personnelles faites par les candidates, l’un de l’autre, se tramait, sans l’ombre d’un doute, des éclaircis permettant de voir un fonctionnement malsain de la société.

Jean-Pierre De Glaunec en parle dans un texte d’opinion dans Le Devoir du 10 novembre, où il cerne dans l’élection «le triomphe de l’Amérique déclassée»; il s’insurge contre l’analyse qui se demandait pourquoi voter pour Trump avec le plein emploi et une croissance qui est de retour. Sans le dire, son récit des problèmes vécus par les déclassé-e-s suggère que les indicateurs de bien-être économique n’indiquent plus grand’chose. Par contre, Jean-Robert Sansfaçon, le même jour, débute son éditorial en soutenant que la victoire de Trump ne peut pas être attribuée à la crise et à la mondialisation, puisque «les États-Unis sont revenus à une situation de plein emploi et l’économie américaine vogue sur une mer de croissance lente, mais constante». C’est précisément la vision de l’establishment américain, l’éditorial terminant par ailleurs avec des préoccupations pour l’ALÉNA avant de mentionner les changements climatiques.

Tout comme les sondages, les indicateurs économiques ne permettent pas de voir ce que nous pouvons attendre de l’effondrement projeté par Halte à la croissance, mais à plus grande échelle et comportant des paramètres qui quittent le fonctionnement de l’économie, pour inclure ses conséquences sociales à long terme. Les lubies de Trump qui prenaient la place d’une politique étrangère mettaient aussi en évidence d’autres paramètres du cadre des processus décisionnels qui dépassent de loin le modèle de Halte. Et l’environnement était à peine mentionné pendant la campagne électorale, comme dans les projections de Halte où l’effondrement environnemental vient après ceux de l’économie et de la population.

Trop de facteurs sont en cause pour permettre de conclure que l’effondrement est en cours. Reste qu’il est important de suivre l’actualité sociale et économique au-delà des paramètres restreints d’un modèle économique qu’il faut mettre en cause. Les perturbations en Europe face à la migration d’un million de réfugiés – qu’ils et elles viennent de guerres ou d’une Afrique en trouble – ne sont probablement rien face à une situation où des dizaines de millions de personnes risquent de suivre le même chemin dans les années qui viennent, alors que les changements climatiques vont rendre inhabitable le Sahel

Parmi les facteurs mis en évidence par Trump dès le début de sa campagne est la présence de millions d’immigrants illégaux aux États-Unis venant en grande partie du Mexique, partenaire de l’ALÉNA. Cela aussi n’est probablement rien en comparaison avec les dizaines de millions d’autres pauvres dans l’Amérique centrale et l’Amérique du Sud qui nous suivent sur une base quotidienne à la télévision, et qui rêvent de nous rejoindre.

Les nombres sont devenus tellement importants au fil des années, tout comme les inégalités qui marquent les populations en croissance dans ces pays pauvres (par comparaison à nous), qu’il est pertinent d’y voir, non pas un drame qui se déroule depuis longtemps et qui va continuer ainsi, mais l’aboutissement des tendances lourdes de notre modèle économique (sans même avoir pu réussir à faire adopter la VLÉA, histoire du Sommet des Amériques de 2000, où l’establishment était en dedans des barricades, le peuple en dehors, dans les nuages de gaz lacrimogène…)

L’establishment

L’élection de Trump marquait avant toute chose une situation où – en pourcentages suffisamment élevés pour faire la différence – les femmes mettaient de coté le sexisme du candidat (53% des femmes blanches ont voté pour lui, 44% de toutes les femmes), les minorités mettaient de coté son xénophobie et ses attaques racistes, les diplômé-e-mettaient de coté son flagrant manque de préparation pour le poste au sein de l’establishment (où il a passé toute sa vie, d’une certaine façon). J’ai bien l’impression que les «déclassé-e-s» comptent pour beaucoup plus de monde qu’on ne le pense et qu’ils ne votaient pas autant pour Trump que contre les échecs du système, du modèle, de l’establishment qui met le modèle de l’avant. Ils n’avaient aucune raison de croire ce que Trump proposait de faire, pas plus que les républicains qui avalaient leur orgueil et allaient aux urnes dans l’espoir que Trump pourrait ressusciter le modèle.

Assez rapidement, Trump et le Congrès républicain – finalement, l’establishment tant dénigré – vont procéder à une multitude de décisions: le retrait de la loi créant l’Obamacare (mais en étant obligé de gérer une situation où environ 20 millions de personnes ont obtenu l’assurance médicale grâce à la loi); l’approbation de l’oléoduc Keystone XL; le retrait (probablement compliqué) de l’accord avec l’Iran; des réductions importantes de l’impôt, favorisant surtout les riches; le retrait de l’Accord de Paris (même si cela requiert techniquement quatre ans); l’abandon des processus menant à l’adoption des ententes de libre échange en Atlantique et en Pacifique (ce qui va donner lieu quand même à des tensions entre l’establishment républicain dans le Congrès et Trump); la nomination d’un juge à la Cour suprême qui va rétablir la majorité conservatrice. Avec le temps, nous verrons probablement aussi d’autres nominations à la Cour suprême qui vont rétablir cette majorité pour longtemps, ainsi que toute une série d’autres mesures, comme l’effort de renégociation de l’ALÉNA.

Ouf! Reste que bon nombre de ces décisions rentrent directement dans les orientations de l’establishment américain dont la majorité républicaine au Congrès en assure le maintien. Ces orientations sont une version finalement peu différente de celle des démocrates de l’establishment, dont les Clintons et même Obama, celle qui cherche à faire fonctionner le modèle économique dont une grande partie de la population américaine semble avoir rejetée le rêve. Trump risque, avec son slogan «Make America Great Again», de se diriger vers son propre mur, à travers l’ensemble des perturbations qu’il voudrait bien mettre en œuvre, en négligeant le débat de fond qui s’est déroulé pendant la campagne, dans les profondeurs.

Sa campagne s’adressait à une population américaine qui connaît l’échec du modèle dominant, avec toute une gamme de variantes. La carte électorale (les résultats) reflète une situation aux États-Unis où les inégalités sont nombreuses, où les déclassé-e-s sont nombreuses, où le rêve d’une Amérique grandiose constitue une illusion que le comédien Trump va simplement rendre plus évidente avec l’échec de ses propres efforts de maintenir l’establishment, cela en faisant énormément de dégâts qu’il nous importe d’éviter en essayant de planifier la société qui pourra passer à travers l’effondrement

 

MISE À JOUR Pour une autre analyse, parmi des dizaines, voir l’article Trump président: À qui la faute? par Gabrielle Brais Harvey et Simon Tremblay-Pepin de l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS). Les auteurs ne suggèrent pas ce que je souligne comme soupçon à l’effet que la crise ressentie par une bonne partie de la population rentre dans une tendance lourde de décroissance et, finalement, d’effondrement économique. L’élite économique et politique – l’establishment – n’était pas en mesure de livrer mieux, et Trump ne le sera pas plus…

 

 

 

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La saga du développement économique passant par les mines

Les questions financières associées à l’exploitation du gisement d’or et d’argent à Malartic sont revenues brièvement à l’avant-scène avec des articles récents dans Le Devoir. Les enjeux sont les mêmes que lorsque ils étaient examinés il y a trois ans, et avant cela. Dans mes articles sur la question en 2013, je n’ai pas fourni les détails des propositions d’Yvan Allaire, et je ne le ferai pas ici non plus. Reste que sa synthèse détaillée Le Québec et ses ressources : Comment en tirer le meilleur parti mérite un détour pour une lecture de mise à jour sur ces enjeux. Mérite également un coup d’oeil à sa critique des décisions du gouvernement Marois qui datent de la même époque et représentent le cadre d’activité aujourd’hui. Ici, j’aborde les enjeux par un autre biais, celui du modèle économique lui-même, qui semble expliquer les décisions en cause, tout comme les résultats de Canadian Malartic.

Il est intriguant de suivre les développements dans le dossier de la mine Canadian Malartic depuis un certain temps, surtout en pensant à l’effort constant de donner de la vigueur au Plan Nord (dans ses différentes dénominations). Ils fournissent, finalement, un petit aperçu des dérapages que l’on peut associer au modèle économique dominant.

Une vue d’ensemble s’impose

La réflexion débute par la «découverte» que la mine, en opération depuis cinq ans, n’a pas encore commencé à payer de l’impôt et que les redevances payées frisent le ridicule. Le régime fiscal prévoit normalement l’amortissement d’un investissement, ce qui comporte une exonération de paiement d’impôt pour une certaine période; c’est une question de permettre de déduire ses dépenses avant de payer de l’impôt sur ses revenus qui restent, ses éventuels profits. Dans le cas de Malartic, la période d’amortissement couvre une période de sept ans (2011-2018), devant une planification d’exploitation (à l’époque) sur une période de dix ans (2011-2021): il y aurait donc trois années seulement de profits susceptibles d’imposition, selon la planification financière. On peut bien soupçonner que les livres de l’entreprise, fonction des règles fiscales gouvernementales comporte une autre lecture de la situation…

La mine et la ville

La mine et la ville

Malartic est dans les nouvelles parce qu’elle propose une extension de son site minier et de sa période d’exploitation, jusqu’en 2026.  Selon la compagnie, le coût de construction jusqu’à l’obtention des premiers résultats de la mine était environ 1,1 MM C$, investis par Osisko Mining, entreprise achetée par après par Agnico Eagle et Yamana, les propriétaires actuels. Pour l’extension, le coût prévu pour la construction est d’environ 141 M$, et de 50 M$ pour la déviation de la route 117 (le gouvernement refuse de la payer).

Le BAPE a rendu public le document de Malartic dans lequel la compagnie répond à certaines questions posées en relation avec l’enquête du Bureau sur le nouveau projet; l’entreprise y prévoit payer des impôts directs en 2018 de 78 millions, puis 133 millions en 2019 et 183 millions en 2020. Les redevances ciblant les ressources extraites – autre chose que les impôts – étaient nulles pour les trois premières années de l’exploitation, avec des paiements de 15 millions par année les deux années suivantes, soit 30 M$ de redevances sur une valeur des expéditions estimée de façon conservatrice par le journaliste Alexandre Shields à 3,25 milliards de dollars sur cinq ans – moins de 1% de la valeur des expéditions.

Les finances, publiques et privées

Ces revenus pour l’État peuvent bien sembler peu, mais cela est typique de ce qui se passe dans le secteur minier. On peut revoir par exemple ma vérification du secteur en 2008:

La question se pose notamment en ce qui concerne les droits miniers perçus par l’État. Pour la période allant de 2002 à 2008, 14 entreprises n’ont versé aucun droit minier alors qu’elles cumulaient des valeurs brutes de production annuelle de 4,2 milliards de dollars. Quant aux autres entreprises, elles ont versé pour la même période 259 millions de dollars, soit 1,5 p. cent de la valeur brute de production annuelle. (paragraphe 2.5)

Un effort de comprendre un tel encadrement de l’activité minière nécessite dès le départ une prise en compte de l’ensemble, dont les coûts de construction/démarrage et les coûts associés aux impacts de l’activité et comporterait aussi une réflexion sur le fait que cette activité représente une diminution nette du capital naturel de l’État:

  • Une contribution importante de l’État est régulièrement impliquée, pour la construction de routes, de barrages, de ligne de transmission d’électricité, autres… Dans le cas du Plan Nord du gouvernement Charest, cette contribution comportait des dizaines de milliards de dollars et plus de la moitié de toutes les dépenses publiques et privées prévues.
  • Quant aux impacts, le dossier Osisko/Malartic est chargé de préoccupations quant aux nuisances qui affectent la population de la ville depuis le début. Celles-ci incluent le bruit et la qualité de l’air, mais  le BAPE reconnaît aussi des perturbations sociales associées à l’implantation et à l’exploitation de la mine.
  • Le même régime fiscal, sur lequel ont insisté autant le gouvernement Marois que les gouvernements Charest et Couillard, fait que les redevances éventuellement dues sont calculées à partir des profits plutôt qu’à partir des bénéfices bruts résultant de l’exploitation, ce qui fait que de telles redevances sont également reportées à une période où ces profits commencent à paraître sur les livres.

C’est pourtant les expéditions qui représentent le produit et – dans le cas des mines – la perte du capital naturel de la province. Ce sont donc les expéditions qui méritent l’attention des fiscalistes. Pour Canadian Malartic, avec une exploitation continuant jusqu’en 2026 ou 2028, la valeur totale des expéditions serait entre 7,5 et 10 milliards de dollars (avec une valeur moyenne de l’or de $1000 l’once, suivant Shields). Une figure d’un texte d’Yvan Allaire de 2012 montre la situation réelle (les lignes pointillées) par rapport aux propositions d’Allaire en 2012. Dans les calculs de 2012 pour sa proposition au gouvernement Marois, Allaire voyait augmenter les revenus de l’État par des milliards de dollars tout en laissant un taux de rendement aux actionnaires de 23,5% (l’or à $1500 l’once) et 26% (l’or à 1700$ l’once), versus la formule retenue qui varie entre 40% et 46%; la valeur de l’or à la bourse est actuellement autour de 1700 C$.

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Le régime actuel est construit pour les investisseurs miniers en échange de la création d’emplois, qui semblerait presque l’unique bénéfice sociétal (cela de relativement courte durée). Sauf que les économistes ajoutent toute une série de bénéfices économiques et sociaux associés à l’activité minière, en parlant de «valeur ajoutée»; il s’agit d’une approche au calcul des bénéfices de l’activité économique provenant des incidences monétaires directes.

On voit cette question de valeur ajoutée (et des revenus des gouvernements) comme préoccupation dans la toute première question complémentaire du BAPE du 12 août:

Veuillez fournir les montants correspondant aux achats totaux en biens et services effectués par mine Canadian Malartic ainsi que le montant des achats en Abitibi-Témiscamingue et à Malartic spécifiquement

et la deuxième:

Pour les années 2011 à 2015, veuillez produire un tableau présentant les contributions de la mine Canadian Malartic aux revenus du Québec et du Canada. En plus des montants totaux, et de façon non exclusive, veuillez préciser ces sommes pour l’impôt sur le revenu, les taxes sur la masse salariale (part de l’employeur et séparément part des employés), les redevances minières, celles sur l’eau, celles sur les résidus miniers et pour les baux miniers d’exploration.

Les questions ne sont pas folles, pas plus que le concept de valeur ajoutée. Elles permettent même – elles exigent – que l’évaluation du projet de mine (ou d’extension de mine) soit bien comprise dans son ensemble, mais cela au-delà de ce à quoi pensent les économistes et même le BAPE. Le problème est que le modèle économique qui cherche la production de la valeur ajoutée – les «bénéfices» du projet – ne cherche pas à comptabiliser de la même façon les impacts négatifs du projet, ce qu’ils appellent les «externalités», les incidences qui sont externes au champ de vision du modèle (parce que, semble-t-il, négligeables).

La grande majorité des questions qui suivent dans le document du BAPE et dont les réponses s’y trouvent portent sur ces externalités, les impacts environnementaux, dont le plan de fermeture de la mine.

Les externalités environnementales et sociales

La mine à ciel ouvert représente une relativement récente technologie pour extraire l’or, rentable toujours parce qu’elle néglige les impacts. Il s’agit «du passage d’une exploitation souterraine d’or à fortes teneurs et faibles tonnages, à une extraction à ciel ouvert de faibles teneurs et de forts tonnages» (p.xii du rapport du BAPE) – précisément le portrait des activités minières dans la deuxième moitié de l’ère des métaux.

La seule façon d’éviter les nuisances (bruit, poussière, vibrations, atteintes à la santé) qui vont continuer pendant des années, cela, finalement, au détriment du bien-vivre de la population, serait de déménager la ville sise par-dessus le gisement. Dans la prise de décision sur l’opportunité d’un projet, on pourrait comprendre que le coût d’un tel déplacement se comparerait aux bénéfices obtenus par l’exploitation – sauf que ceux-ci sont presque complètement privés, l’accroissement de l’activité économique comptabilisé par la valeur ajoutée se résumant en grande partie à la création d’emplois.

Un effort de comparer la valeur ajoutée et les impacts sociaux et environnementaux entraînés par une mine s’avère toujours difficile, les externalités étant rarement monétarisées (c’est l’histoire de mon livre sur l’IPV). Devant l’impossibilité de la comparaison comptable et cela depuis des décennies, on se trouve à essayer de mitiger les impacts sur une base non monétaire, même s’il comporte des coûts.

On voit ceci implicite dans le constat de Shields à l’effet que la législation environnementale ne comporte pas une exigence pour des zones tampon autour d’une mine; une telle zone est impossible si la mine à ciel ouvert doit se trouver carrément sur le site de la communauté affectée. Autrefois, ces questions ne se posaient même pas, par exemple dans le cas des mines d’amiante, dont les impacts sur le territoire occupé, même si les mines étaient souvent souterraines, ressemblaient beaucoup (et ressemblent toujours) à ceux de cette mine carrément à ciel ouvert.

C’est ici où on voit l’insuffisance des revendications du mouvement environnemental. Comme Shields le souligne :

Non seulement les lois environnementales du Québec sont-elles inadéquates pour encadrer l’exploitation d’une mine à ciel ouvert comme celle de Canadian Malartic, mais le gouvernement n’utilise pas les moyens coercitifs dont il dispose pour faire respecter la réglementation en vigueur. C’est ce que constate le BAPE dans un rapport qui conclut que le projet d’expansion de la mine d’or est acceptable seulement si l’entreprise apporte des modifications «substantielles» à l’exploitation, qui impose des nuisances aux citoyens de la ville depuis ses débuts.

L’analyse de ces projets miniers, les revendications qui s’imposent, mènent assez rapidement à la mise en cause du modèle comptable et économique lui-même, qui n’est pas capable de fournir un bilan complet. L’objectif des décideurs politiques de générer de l’activité et ainsi mettre la population au travail se trouve confronté au fait que le gisement va disparaître, auquel moment il faudra trouver des activités de remplacement, alors que la période d’exploitation aurait fort probablement augmenté les attentes en ce sens par l’activité générée.

Donner son capital

C’est à peine si la ressource minérale extraite, qui par l’extraction va s’épuiser à plus ou moins brève échéance, figure dans le portrait. Les redevances obtenues des minières visent à compenser cet épuisement mais sont finalement risibles en proportion des bénéfices privés, et ceci découle de décisions explicites de la part des décideurs. qui cherchent à créer l’activité économique et par là des emplois, cela sans avoir un bilan complet de l’activité. Pour le reste, c’est finalement presque complètement l’affaire des entreprises minières.

Le développement du système comptable derrière le PIB remonte aux années 1930 et la Dépression et, par la suite, la Deuxième Guerre mondiale du début des années 1940. Il s’agissait d’une façon de bien comprendre l’activité économique qui se déroulait (ou qui ne se déroulait pas, dans le premier des deux cas) sur le territoire; avec cette information, le gouvernement pouvait espérer intervenir de façon plus informée. Notons quand même que les principales interventions du Président Roosevelt étaient des projets de création directe d’emplois (TVA, CCC, etc.) et que c’était finalement l’énorme dépense associée à la Deuxième Guerre mondiale qui a relancé l’activité économique, pas mal hors de portée de décisions politiques ciblant un tel objectif. On peut bien se demander aujourd’hui quelle valeur réellement attribuer à une intervention de caractère économique, comme une mine, tellement le bilan est incomplet, tellement le PIB – et la valeur ajoutée – ne reflètent  pas une vue d’ensemble.

On voit ici, comme on voit toujours dans un tel cas, le rôle subalterne du ministère de l’Environnement au sein d’un gouvernement, ministère dont les orientations sont dictées par la pensée économique et qui est, finalement, déficiente. La valeur ajoutée de l’extension des activités de la mine Malartic, selon le calcul du BAPE (p.116 du rapport), est estimée à environ 4 milliards de dollars. Quant au gouvernement, ses recettes seraient de l’ordre de 905M$. Il faut lire Allaire et extrapoler pour avoir une idée de que pourraient être les bénéfices bien monétaires des actionnaires de la mine, mais tout suggère que ceux-ci sont sans comparaison plus importants que les bénéfices pour la société, qui consistent surtout à s’activer autour des besoins de la mine.

Nous sommes dans le cas de la mine Canadian Malartic devant un effort de mitiger les nuisances et de compenser celles qui resteront; c’est la «technique de l’os» dénoncée par l’Association des biologistes lors des débats sur le projet de construire l’autoroute des Grèves, au tout début du mouvement environnemental au Québec à la fin des années 1970. Le cumul des mitigations est la disparition de l’os devant la croissance économique sans fin.

Pour Malarctic, il restera à la fin de la vie de la mine (en ayant traité 25 tonnes de roche pour chaque once d’or – rapport du BAPE vii) un énorme trou (jusqu’à 370 mètres de profondeur et couvrant près de 7 kilomètres carrés) ainsi que les montagnes de la halde à stériles et de résidus (couvrant, pour le premier, environ 5 kilomètres carrés avec une hauteur maximale de 420 mètres, pour le deuxième environ 6,5 kilomètres carrés). Une partie non négligeable de ces montagnes sera déposée dans le trou, à la fin de l’exploitation.

Pour le Québec, il y aura peut-être 10 millions d’onces d’or disparues dans les marchés du monde, ce qui représentera un autre trou, une perte de capitale naturelle presque sans compensation en raison de redevances conçues en fonction d’un modèle économique qui cherche à faire activer les sociétés sans tenir compte des externalités. Le «boum» associé à l’exploitation, la «valeur ajoutée», se trouveront devant un trou… Les actionnaires de l’entreprise, quant à eux, auront connu un retour bien monétaire sur leur investissement qu’Allaire suggère sera normalement indécent. Entretemps, les responsables municipaux et d’autres doivent déjà planifier les suites de la fermeture de la mine, et des emplois…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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