Dans les notes que j’ai écrites en quittant le bureau du Commissaire au développement durable, fin 2008 (CDD – mouches), je souligne que j’ai eu, avec d’autres dans la même situation, l’énorme chance de vivre probablement la meilleure vie de l’histoire de l’humanité. Cela signale la chance d’avoir grandi aux États-Unis, le pays le plus riche de l’histoire, la chance d’avoir pu éviter le service militaire au Viet Nam marquant un point tournant dans l’histoire de ce pays, et d’avoir passé une bonne partie de ma vie adulte dans un autre pays parmi les plus riches de l’histoire, le Canada.
À cela doit s’ajouter une autre chance, celle d’avoir pu mener une vie double, voire triple, pendant des décennies (Life Report). Même en ayant une charge de 70 heures par semaines comme prof à St. John’s College, alors que nos deux enfants étaient très jeunes et mon épouse menait sa propre vie professionnelle, j’ai réussi à inventer le temps pour m’activer au sein de mouvement environnemental naissant, dans les années 1960. Inspiré par les ouvrages de Rachel Carson (Silent Spring, 1962) et de Paul Ehrlich (The Population Bomb, 1968), nous intervenions dans une multiplicité de dossiers qui allaient justement s’identifier ainsi en restant préoccupants pendant les décennies qui allaient suivre : démographie, énergie, urbanisation, conservation, développement tout court. En 1970, j’ai même pu tenir un kiosque lors de la célébration (…) de la première Journée de la terre. J’y présentais les enjeux associés aux choix entre des bouteilles à usage multiple et à usage unique ainsi que les nouvelles cannettes en aluminium. Vingt ans plus tard, j’étais le haut fonctionnaire au Québec responsable de l’effort de gérer les impacts du recours phénoménal aux deux derniers choix, les moins verts de l’ensemble. Vingt ans plus tard encore, nous sommes devant une situation semblable, mais avec des quantités astronomiques reflétant la croissance de tout pendant les 40 ans depuis cette première Journée de la terre.
J’ai quitté le Nouveau Mexique pour m’établir au Québec en 1973, alors que je venais d’acquérir ma copie de Limits to Growth du Club de Rome. Cet ouvrage, publié en 1972, me guide depuis quarante ans, tellement il a pu établir par le génie de l’informatique ce que nous appelons aujourd’hui l’analyse des systèmes. S’y trouve le reflet de centaines d’équations qui mettent en relation, par boucles de rétroaction, autant de facteurs qui influencent l’évolution de notre civilisation. Mise à jour en 1992 et 2004, le travail s’est avéré non seulement un exercice de projection (jusqu’en 2100) mais un exercice également de prédiction. Des analyses poussées tout récentes démontrent que les données réelles couvrant les facteurs en cause tracent des courbes qui coïncident avec celles du pire scénario de l’ouvrage d’origine. Comme souligne Dennis Meadows, directeur de l’équipe (Smithsonian 2012), tout indique que nous nous dirigeons vers un mur dans les deux prochaines décennies, et le compte à rebours a déjà commencé.
Je suis ce calendrier depuis donc longtemps, tout en essayant de contribuer à une amélioration constante des efforts de la société à détourner les trajectoires en question. La plupart des gens qui me connaissent de l’extérieur présument que l’activité du militant est ma « profession » depuis tout ce temps. J’étais plutôt capable de m’y impliquer en ayant comme « base » ma profession de professeur (bio du prof). J’ai eu la chance, encore dans cet autre contexte, de pouvoir me consacrer à temps plein et avec grand plaisir à mes responsabilités professionnelles : enseignement, administration, participation aux activités communautaires. Ce plaisir, et ce temps plein, n’enlevaient pas pour autant un autre temps plein que j’ai pu consacrer à mon bénévolat dans le mouvement environnemental, avec la collaboration même de mes collègues et directeurs au collège.
En arrivant au Québec en 1973, j’ai découvert que le mouvement environnemental n’y était qu’à peine arrivé, SVP et STOP manifestant à Montréal ses premiers balbutiements. J’ai combiné mon plaisir (bio du naturaliste) à faire de l’ornithologie (superbe entrée dans la connaissance des écosystèmes) avec la volonté de m’impliquer, et je me suis joint au Club des ornithologues du Québec pour cela, obtenant le mandat (presque carte blanche, tellement mes collègues étaient au début de leur compréhension des enjeux) de représenter l’organisme dans les « dossiers ».
La proposition du gouvernement de remblayer le fleuve en face de Québec, proposition qui planifiait presque sans y penser la destruction d’un des meilleurs écosystèmes de la province favorisant les oiseaux (sans parler des poissons et d’autres bibittes), marquait un point tournant. Les enjeux étaient rendus davantage évidents avec des projets un parallèle : après avoir empiété gravement sur la rive nord du littoral du Lac Saint-Pierre quelques années avant, le gouvernement du Québec proposait d’endiguer sa rive sud, mettant en sérieux danger par le cumul des atteintes probablement le plus intéressant écosystème de la province; en dépit de son propre classement le mettant numéro 1 au Canada, le gouvernement du Canada proposait d’endiguer le marais salant de Kamouraska, pour permettre d’y implanter une agriculture marginale.
L’Union québécoise pour la conservation de la nature (UQCN) est née des décombres. L’autoroute prévue pour les Battures de Beauport s’est faite donner une courbe pour en protéger une partie; les digues dans le marais de Kamouraska ont été rapprochées de la terre ferme, épargnant le tiers du marais; le projet au Lac Saint-Pierre a été presque totalement abandonné. Les groupes fondateurs de l’UQCN avaient appris que tout se jouait en amont, des années avant les premiers signes des travaux. Cet apprentissage a marqué les prochaines décennies du mouvement environnemental, dont l’UQCN que je présidais pendant la très grande partie de la période.
Ma présidence a été interrompue en 1990 et 1991 quand j’étais nommé Sous-ministre adjoint au Développement durable et à la Conservation au ministère de l’Environnement du Québec. J’y ai occupé ce poste pendant deux années, agissant entre autres comme Secrétaire de la deuxième Table ronde québécoise sur l’environnement et l’économie, après avoir servi comme membre de la première Table. Les tables rondes, au Québec et partout au Canada, découlaient d’interventions à la suite des travaux de la Commission Brundtland entre 1985 et 1987. La nécessité d’intégrer les différents enjeux sociétaux associés au « développement » rejoignait ma réalisation dès mes études collégiales de cette nécessité dans ma vie professionnelle comme prof où j’enseignais autour de tables rondes en touchant de nombreux domaines (bio du prof).
Quand il était clair que le Ministre et ses collègues ne voyaient dans cette initiative qu’une menace pour leurs intérêts politiques, j’ai démissioné; précisément, j’ai refusé de faire perdre le temps à environ 60 représentants de la société civile qui intervenaient en soutien à leurs représentants à la Table ronde, quitte à faire perdre le mien pour un certain temps… Après un intérim fourni par différents collègues pendant la période 1990-1994, j’ai repris les rênes de l’UQCN et j’y suis resté pendant une autre décennie. Mon travail de généraliste exigeait la collaboration extrêmement importante, et impressionnante, d’une multitude d’autres bénévoles, experts dans les différents domaines d’intervention de l’organisme, le tout soutenu par d’autres bénévoles n’ayant pas une expertise particulière mais une volonté d’agir.
À l’adoption de la Loi sur le développement durable (LDD), qui créait le poste de Commissaire au développement durable, je voyais là un défi que je ne pouvais pas ne pas essayer de relever. Je me disais apte à me trouver parmi les cinq premiers candidats, et nous nous préparions à l’UQCN (devenue Nature Québec) pour le départ possible d’un dirigeant bénévole qui y oeuvrait à temps plein. Voilà, j’ai obtenu le poste, ayant souligné mon désir de faire intervenir dans le discours sociétal et politique certaines mises en cause du modèle économique actuel. Mon patron a vu la situation autrement une fois mis devant le désir concrétisé (L’indice de progrès véritable et Résumé en versions très préliminaires); aller à l’encontre des modèles en place l’exposait à des critiques incompatibles avec sa vision du poste de Vérificateur général de l’État.
Pendant ces deux années comme Vérificateur général adjoint, je me trouvais à l’écart des interventions dans l’actualité où je m’étais trouvé depuis près de 40 ans. Tout en gérant mon équipe, je lisais, j’écrivais et – surtout – je réfléchissais à la situation. L’échéancier du Club de Rome était toujours là et je voyais de plus en plus clairement l’échec des mes années d’effort pour renverser les tendances. Même la LDD parlait de la nécessité d’un virage, mais rien dans les interventions du gouvernement n’en signalait un. J’ai réalisé avec fermeté et clarté ce que je ressentais depuis longtemps : la source de l’échec du mouvement environnental se trouvait dans le modèle économique qui exige une croissance illimitée de l’activité humaine dans un monde et sur une planète limités. J’ai récemment transformé les «observations» que j’ai préparées pour mon deuxième rapport (devenu le rapport du Vérificateur général de mars 2009) en un texte dont le résumé a été présenté lors d’un colloque de l’École nationale d’administration publique.
Voilà donc l’explication de ce blogue, mis en place par le militant dont la pensée est mue par le prof de longue date et la motivation par le naturaliste de longue date aussi. Le mouvement environnemental ne peut consacrer son échec sans disparaître et les économistes (presque toute la profession) qui soutiennent le modèle économique devenu une idéologie semblent incapables de renier leur formation. Les décideurs qui ont un recours presque aveugle à ces mêmes économistes, et qui mettent toujours les enjeux environnementaux et même sociétaux à la remorque de ceux économiques, perdraient leurs élections s’ils ne le faisaient pas, tellement la population ne voit pas les dangers. Et les media ne réussissent pas à y voir clair et à améliorer la vision des autres.
janvier 2013, petite mise à jour septembre 2013