Nous étions un groupe de Jamesiens avec quelques invités du Sud, dont moi-même et mon partenaire, ainsi que deux journalistes; Charles Coté de La Presse a transmis pour publication une série d’articles tout au long de la descente. La première journée de la descente nous voyait commencer à traverser le territoire cri dans l’absence des partenaires Cri – au départ, nous étions tous des Blancs dans cette expédition de Révérence Rupert organisée par Éric Gagnon. Et l’établissement du camp pour la nuit était même un problème, sorte de symbole pour l’expédition : notre guide jamesien avait oublié le lieu du campement, et nous étions obligés de nous installer directement sur les arbustes en bordure du fleuve, cahin caha.
Le lendemain matin commençait une expérience difficile à oublier. Presque au lever du jour, voilà deux canots qui ont passé le rapide en face du campement, et se sont dirigés directement sur nous. D’une façon quelconque, ils nous avaient repéré. Dès leur arrivée en bordure du grand fleuve, le plus vieux des quatre partenaires autochtones (trois Cri et une Inuite) s’est dirigé à son tour directement sur moi et mon compagnon, qu’il avait identifié immédiatement (ce n’était pas difficile…) comme étant les plus vieux du groupe de Blancs. Freddy Jolly nous a salué : jhom-shum, il nous disait, prenant le mot cri pour les vieux, et consacrant ainsi une reconnaissance de sa part que nous étions les elders, jhom-shum, de l’expédition, et qu’il devait nous respecter comme tels. L’intégrité et l’intégralité de la composition de Réverence Rupert étaient représentées dans le geste.
La descente pendant la journée m’a permis de connaître un peu et à mon tour Freddy. Où étiez-vous né, Freddy? Dans la forêt ici. Où êtes-vous allé à l’école, Freddy? Dans la forêt ici. Nous étions chez lui et dès cette deuxième journée nous le savions. Le soir, c’était la première occasion pour le groupe d’autochtones de nous acceuillir « formellement » : le souper était du castor et de la bernache, il y avait une cérémonie de reconnaissance des chumchum et les autres. Les autres Blancs sont restés réveillés pour la soirée, mais mon partenaire a décidé de se coucher, et a manqué la réception qui nous était offerte en guise d’accueil.
Le lendemain, le campement se faisait autour d’un tipi déjà installé dans la forêt, autre signe fourni par les autochtones que nous étions chez eux. Et pendant la journée suivante, nous avons appris (ou presque) ce que cela pouvait signifier. Un rapide difficile à lire était devant nous, eux nous ont indiqué par où passer et quelques Blancs ont décidé de procéder autrement, suivant leur propre expérience et leur lecture du rapide – mauvaise. Mon partenaire faisait partie des Blancs qui pensait mieux connaître la situation que nos guides, et nous nous sommes trouvés en très mauvaise posture, obligés de traverser le fleuve vers l’autre rive au risque de nous retrouver dans un rapide que nous ne pouvions pas négocier.
Un squall nous a frappé pendant l’avant-midi du lendemain, il faisait froid et plusieurs des Blancs, dont mon partenaire, se trouvaient mouillés et en train de perdre le contrôle de la situation. Freddy nous a arrêté, a fait un feu et s’est assuré que tout le monde a pu se réchauffer. Ce n’était que le début d’une journée marquante. Le mauvais temps de la matinée s’est transformé dans un après-midi très venteux, avec le vent en face. Notre destination pour la soirée était Old Nemaska, village Cri abandonné des décennies plus tôt quand Hydro-Québec se préparait à « aménager » le Rupert.
Les Cris insistaient : traverser le lac Nemaska face à un tel vent ne serait pas pratiquable, et il faudrait attendre vers 20h00 de la soirée, quand le vent allait disparaître. En arrivant au lac, c’était clair. Il y avait une bonne distance à traverser et les moutons sur le lac indiquaient très bien que ce ne serait pas sage de traverser. Impatients face à l’attente de quelques heures qui étaient en cause, plusieurs Blancs ont décidé de contester le jugement des Cris et, un canot ou un kayak à la fois, plusieurs se sont mis à traverser le lac dans des conditions que leurs propres règles de conduite déconseillaient. En cas de problème, ils mettraient les autres membres de l’expédition à risque en les forçant à prendre l’eau en dépit des conditions qui commandaient un respect de la force de la nature en présence.
Pendant que nous étions plusieurs à regarder les quelques impatients traverser un à la fois, avec succès, nos partenaires Cris sont disparus et l’ensemble des autres Blancs se sont mis ensemble. Quand js suis arrivé au groupe, c’était pour découvrir que tous avaient décidé de passer, contre le conseil des Cris. Parmi ceux-ci, les leaders mêmes de Réverence Rupert, et mon propre partenaire. Je me trouvais obligé de leur faire un petit sermon, indiquant à mon partenaire qu’il partirait seul (et sans notre canot!) et aux autres que cela n’avait aucun bon sens. Nous étions dans une expédition marquée par un partenariat assez inusité entre les Cris, les véritables résidents dans le territoire, des Jamesiens se trouvant à y résider aussi, un peu comme de nouveaux-venus, et les quatres participants venant du Sud.
Le bon sens et la gêne ont prévalu et la décision était contremandée. Nous nous sommes mis autour du feu ou allongés dans les fougères (Osmonde royale), chacun s’occupant à passer le temps et à penser au souper qui n’avait pas été prévu. Et voilà, les deux canaots de nos partenaires Cris sont arrivés. Ils étaient partis à un endroit qu’ils connaissaient pour pêcher notre souper, et il y avait du doré pour tout le monde. À 20h00 presque pile, le vent est tombé, comme prévu, et nous avons passé tous, une pleine lune glorieuse illuminant par derrière la voie.
Old Nemaska n’était plus seulement un village abandonné. Avec la décision plutôt éclairée d’Hydro-Québec de ne plus faire des barrages sur le Rupert (ni sur le Broadback ni sur le Nottaway), en raison d’une instabilité du soustrat, les elders parmi les Cris avaient commencé à revenir au village, la communauté construisant de nouveaux chalets pour les accomoder. C’était dans ces nouveaux chalets que nous étions reçus, encore une fois en grand.
Et le lendemain avait son lot de surprises. Déjà, les canots des Cris étaient plus gros et plus costauds que les nôtres, et lors des portages, leurs charges l’étaient autant – pendant la descente jusque là, les Cris s’étaient démarqués par la taille et le poids de leurs bagages. C’était (du moins en partie) pour le déjeuner qu’ils nous célébraient, en partie constitué de mets familiers – œufs, saucisses, jus – en partie constitué de mets qu’ils ont préparés, entre autres, du pain (bannick) de leurs propres traditions. Assez curieusement, pendant la matinée, nous regardions passer sur le lac un bateau à moteur d’une certaine taille, et les Cris semblaient nous retarder.
Enfin, c’était le temps pour le départ. Au bout du lac, un portage s’imposait devant le fleuve où nous ne passions pas, et voilà, en quittant nos canots, nous avons découvert un portage fraichement dégagé. Notre passage était le premier dans la région depuis un bon bout de temps, le portage avait été complètement encombré pour les repousses, et les Cris s’étaient organisés pour passer devant nous pour dégager le passage – et c’était impressionnant.
Pour le dîner, les Cris nous proposait du doré, qu’il fallait chercher devant le campement. Parmi les Jamesiens, il y avait un canot de pêcheurs expérimentés, et nous avons donc pu agrémenter l’attente à regarder le canot de Jamesiens et celui des Cris se mesurer à la tâche. Finalement, les Cris n’arrêtaient pas de prendre du poisson, et les pauvres Blancs sont revenus bredouilles! Sans pompe et cérémonie, les Cris nous avaient montré encore une fois que nous étions chez eux… En fin de journée, nous étions devant le site de la dérivation du fleuve pour envoyer 70 % de son débit vers le bassin versant de l’Eastmain, où l’eau serait turbinée dans de nouveaux barrages pour passer ensuite par les barrages déjà existants.
Freddy, qui n’avait manqué aucune occasion pendant la descente pour montrer ses obéissances envers nous deux jhom-shum, nous a expliqué qu’il avait reçu un contrat d’Hydro-Québec pour cartographier les mouvements des esturgeons, la principale espèce mise à risque pour le projet de dérivation. Avec un sourire, il nous informait qu’il n’avait pas besoin des technolgoies des Blancs pour connaître ces mouvements, ceux-ci étant connus de lui et de sa tribu depuis des générations.
L’après-midi, nous sommes arrivés, en évitant avec soin d’être emportés par le rapide impressionnant qui s’y trouvait, à l’endroit où traversait la route de la Baie James menant plus au nord aux installations du complexe LaGrande. Tout au long de la descente jusque là, les Cris avaient fait des entrevues quotidiennes en ayant recours à leur téléphone satellite et, chaque jour aussi, Charles Coté de La Presse avait envoyé un texte à son journal. Et voilà, sur la route, c’était l’occasion pour une première conférence de presse. D’une part, Roy Dupuis nous y a rejoint pour représenter la Fondation Rivières et Richard Desjardins pour y apporter le poids de sa notoriété. D’autre part, Freddy Jolly entretenait les journalistes avec des récits de ses voyages de sensibilisation aux États-Unis, à l’instar de l’incursion des Cris des années plus tôt en contestation du projet de barrer le fleuve Grande Baleine. Notre homme né et élevé dans la forêt s’est transformé en militant l’égal des Blancs dans le jeu.
La plupart des gens de l’expédition ont par la suite continué sur trois autres journées difficiles ponctuées de longs portages, pour finalement arriver à l’embouchure du fleuve Rupert à Waskaganish, où ils étaient reçus par la communauté Cri. Sur le plan humain, c’était surtout cette communauté qui allait écoper le plus directement des impacts de la dérivation et la perte importante de son débit (même si tout le bassin versant en aval du lieu de dérivation finissait par redonner une certaine allure au fleuve). Mais c’est fnalement toute la communauté Cri qui a vu son patrimoime dégradé par le détournement du Rupert et la Paix des Braves.
Note: Il y a des photos dans la Galerie Nature qui fournissent une certaine perspective sur la descente, et sur l’organisation. Regan Moran, kayakiste hors paire, a fait la descente avec sa caméra. Toutes les photos sont de lui. Un rapport plus formel que j’ai soumis aux responsables de l’UQCN se trouve ailleurs sur le site.