Îles fortifiées : la «transition» énergétique

On trouve un peu partout, au Québec et ailleurs dans les sociétés riches, des orientations et des mouvements qui ciblent un accroissement de la production d’énergie renouvelable face au pic du pétrole et la hausse de son prix. On l’appelle couramment «la transition énergétique», et on doit bien noter que pour certains pays, comme les États-Unis, tout comme pour le Québec, la tendance est plutôt pour des ressources fossiles endogènes, surtout le pétrole et le gaz de schiste. En général, cette tendance est associée à la volonté de trouver des remplacements pour le pétrole et ainsi permettre de maintenir le «développement économique», mettant à l’écart d’autres orientations en matière de développement.

Hall ÉROI 2007 et 2030

Ici au Québec, on peut penser aux travaux de l’IRÉC, mais également à des propositions des groupes environnementaux et à tout ce qui tourne ou tournait autour de la filière éolienne. Les surplus d’électricité prévus pour une quinzaine d’années, jumelés à la perte temporaire du marché américain pour des exportations en raison de la baisse du prix du gaz et donc de l’électricité, avec l’exploitation à grande échelle du gaz de schiste, ont radicalement changé la donne. Un récent colloque à l’ACFAS ciblait le potentiel de développement territorial (lire des régions) en fonction d’une «transition énergétique» axée sur l’éolien. Comme participant au panel de clôture, le colloque m’a fourni l’occasion d’intervenir dans ce dossier, mais en mettant l’accent sur la situation plus générale. Voici les grandes lignes de la première partie de ma présentation.

Approche «éthique»: contraction/convergence

En 1987, la Commission Brundtland (CMED), dans le chapitre sur l’énergie (p. 206) de son Rapport, a introduit (à moins qu’elle n’ait été déjà dans l’air) la nécessité d’une approche de «contraction/convergence» face à la volonté de rechercher partout l’énergie essentielle au développement. Fondement de l’approche de la CMED, la reconnaissance qu’il y a une limite quant à la quantité d’énergie qui puisse être produite, au-delà de laquelle le développement se buterait à des conséquences négatives. Le Rapport proposait une limite de consommation globale d’énergie de 11,2 TW et reconnaîssait que cette limite était à toutes fins pratiques déjà atteinte; la Commission jugeait que d’autres scénarios ciblant une consommation plus importante comportait des risques inacceptables. Dans le but d’atteindre une équité dans les fondements du développement des différentes sociétés, il fallait donc, pour 2020, voir les pays riches réduire leur consommation d’énergie pour permettre aux pays pauvres d’en accroître la leur.Turmel Tableau Holdren

John Holdren, actuellement conseiller en science et technologie du Président Obama mais pendant des décennies professeur à Harvard et à l’Université de la Californie et expert en matière d’énergie et de changement climatique, est intervenu dans le dossier cinq ans plus tard, avec plus de détail que ce qui se trouvait dans le Rapport Brundtland. Déjà, la limite prônée par la CMED était dépassée, et Holdren jugeait inévitable une cible de peut-être 19 TW en 2025, alors que la contraction/convergence serait bien enclenchée, et de 27 TW en 2050, moment où l’humanité, rendue à 9 milliards de personnes, pourrait peut-être se permettre une consommation finale équitable de 3 kW par personne (voir le tableau). Entre autres, on voyait dans cette «programmation» la contrainte majeure imposée par la croissance démographique, la population mondiale n’ayant été que 5,3 milliards de personnes en 1990… Le scénario s’approchait de celui de la CMED jugé seulement cinq années plus tôt comme «irréaliste».

Tout récemment, l’Institut de recherche et d’information socioéconomiques (IRIS) est intervenu avec la présentation d’un calcul du «budget carbone» de l’humanité en 2014 en fonction des travaux du GIEC, plus précisément du troisième tome du cinquième rapport de cette instance onusienne, récemment publié. Selon les travaux du GIEC, l’humanité a déjà émis les deux-tiers du carbone que l’atmosphère, et le système climatique global, sont capables d’assimiler. Peu importe les énormes réserves potentielles de pétrole, de charbon et de gaz qui peuvent rester, la civilisation actuelle ne pourra les consommer sans courir à sa perte. C’est à noter que la CMED et Holdren ciblaient l’ensemble de la consommation d’énergie, alors que ces travaux récents du GIEC et de l’IRIS ne ciblent que l’énergie fossile; celle-ci représentait et représente quand même et toujours plus de 80% de la consommation totale d’énergie dan le monde, en 1987, en 1992, en 2014.

Lorsque l’on regarde l’histoire de notre consommation d’énergie depuis l’intervention de la CMED il y a un quart de siècle, on doit constater que celle-ci a continué à augmenter en termes absolus, et cela de façon dramatique. Probablement plus important, cette augmentation s’est faite sans la moindre tendance au respect d’une approche contraction/convergence. Nous faisons face à l’iniquité dans le développement que la CMED cherchait justement à décrire et à condamner, iniquité qui pourrait bien se révéler plus dangereuse que le dépassement des limites de la capacité de support de la planète. Du moins pour les sociétés riches, la «contraction» est devenue presque une fatalité, mais cela dans un contexte mondiale que la CMED voulait éviter.

Approche de repli: îles fortifiées

Une intervention de l’Office national de l’énergie (ONÉ) du Canada en 2007 décrit bien cette situation; il y présentait ses projections pour la période allant jusqu’en 2030.ONÉ 2007 Les projections étaient (et sont toujours) basées sur une détermination de la croissance économique souhaitable (nécessaire pour permettre le maintien du développement en cours…), sur les exigences que cela définissait en matière de demande pour l’énergie et sur le prix qu’il fallait pour permettre cela. L’ONÉ projetait, dans son «pire scénario», un prix du baril de pétrole de 85$ atteint en 2010 et maintenu à ce niveau jusqu’en 2030; il y a une augmentation de la consommation (comme dans tous les scénarios) mais plus faible, à 0,7%/année, en raison de la hausse du prix. L’ONÉ appelait ce scénario celui des «îles fortifiées» (la ligne rouge du graphique), en soulignant que l’atteinte d’un tel prix serait préoccupante : «Les préoccupations en matière de sûreté dominent ce scénario qui est caractérisé par une agitation géopolitique, une absence de confiance et de coopération sur la scène internationale, et des politiques gouvernementales protectionnistes» (voir l’ensemble de la section, p.99s). Six mois plus tard, le prix a atteint 145$, nous avons vécu le printemps arabe et la préoccupation restait tout entière…

L’ONÉ ne croyait guère que nous allions dans cette direction, mais il est revenu dans son rapport de 2011 à un scénario adapté à ce qui s’était passé, mais prévoyant toujours les mêmes tendances, finalement inévitables devant le principe de base à l’effet qu’il fallait maintenir la croissance économique. L’ONÉ est loin d’être seul dans ces orientations. Ce sont les mêmes pour toutes les agences d’énergie, incluant l’Agence internationale de l’énergie de l’OCDE et l’Energy Information Administration des États-Unis. J’en ai déjà parlé dans d’autres articles sur ce blogue, ainsi que dans différentes présentations.

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Le Rapport Brundtland : sa longue histoire au Québec

Pour le complément à cette récapitulation, voir la réflexion de Clifford Lincoln, qui sera l’objet d’un prochain article du blogue.

La Commission mondiale sur l’environnement et le développement (CMED) – la Commission Brundtland – a été crée par l’Assemblée générale des Nations Unies, sa plus haute instance, en 1983, et la Commission a procédé à trois ans de Couverture 2014 - Version 2 consultations. Il a produit son rapport en 1987, sous le titre Our Common Future. Maurice Strong, un Canadien qui avait organisé en 1972 le Conférence des Nations Unies sur l’environnement humain à Stockholm, et qui organisera le Sommet de Rio de 1992 par la suite, en était membre; son secrétaire et grand responsable de l’organisation de tout le matériel qui se développait au fur et à mesure que la CMED poursuivait ses consultations, était Jim MacNeill, un autre Canadien. Pendant ses travaux, plusieurs contacts ont été faits au Canada, avec une séance à Ottawa en 1985; j’y ai participé avec Luc Gagnon pour l’Union québécoise pour la conservation de la nature (UQCN), prédécesseure de Nature Québec. Un encadrement pour des contacts avec toute la Francophonie a été mis en place par le ministre de l’Environnement du Québec de l’époque, Clifford Lincoln.

À la sortie du rapport, en notant l’absence d’une version française, Roger Léger, un Acadien d’origine bien établi au Québec, a mis en branle des contacts pour obtenir les droits de publication de la version française. Une traduction existait déjà, commandée comme d’autres traductions par le Centre for Our Common Future, à Genève, l’organisation qui a pris la relève du secrétariat de la CMED elle-même. Léger a vite découvert que, à l’instar d’autres expériences ailleurs, la traduction était bourrée d’erreurs. Il a contacté Luc Gagnon de l’UQCN pour de l’aide, et nous avons mis en place au sein de l’organisme une équipe de douze personnes qui ont vérifié (et corrigé) l’ensemble de la traduction du rapport.

Notre avenir à tous est paru en première édition en 1988, aux Éditions du fleuve de Roger Léger. Roger Léger 2 Comme président du Comité canadien des ministres de l’environnement, Clifford Lincoln a entrepris d’assurer une mise en œuvre à la grandeur du Canada du «message» de la CMED. Il a créé et présidé une Table ronde québécoise sur l’environnement et l’économie en 1987, l’année même de la sortie du Rapport; la Table réunissait des représentants gouvernementaux, du secteur des affaires et des groupes environnementaux (dont moi-même). M. Lincoln s’est servi de cet exemple pour encourager ses collègues ministres des autres provinces à créer leurs propres tables rondes, et dans l’espace de quelques années, toutes les provinces du pays se sont dotées d’un tel outil de dialogue et de concertation. En 1993, le gouvernement canadien, sous Brian Mulroney, a créé la Table ronde nationale sur l’environnement et l’économie, qui a poursuivi ses travaux jusqu’en 2013. J’ai eu le privilège d’en être membre et, entre 2002-2005, d’en être président, grâce à une recommandation en ce sens de Clifford Lincoln, qui, après sa carrière au Québec, a servi comme député au Parlement canadien de 1993 à 2004, entre autres comme membre très actif (avec Charles Caccia et Karen Kraft Sloan) du Comité permanent de l’environnement et du développement durable.

Bref, en complément à cet événement marquant dans l’histoire des efforts mondiaux pour arrêter la dégradation de la planète et arriver à une prise de contrôle par l’humanité des processus dommageables aux écosystèmes planétaires, la publication du Rapport Brundtland a également été un événement marquant dans l’histoire de ces efforts au Québec. Clifford Lincoln, comme ministre de l’Environnement, a signé la Préface de la première édition de 1988, Luc Gagnon et moi avons écrit une mise en contexte, «Le rapport Brundtland : Base d’un nouveau départ», et Roger Léger en a assuré sa diffusion à travers la Francophonie. Ce dernier publiait une nouvelle édition du Rapport Brundtland en 2005 (toujours sans changer un mot du rapport lui-même), avec une Préface du ministre de l’Environnement Thomas Mulcair, un Avant-propos de Roger Léger et un texte de présentation «Le Rapport Brundtland : vingt ans plus tard» par moi-même. L’édition de 2005 étant de nouveau épuisée, Notre avenir à tous vient d’être réimprimé par Roger Léger et ses Éditions Lambda , cette fois-ci avec une Préface du ministre de l’Environnement Yves-François Blanchet (qui ne l’est plus depuis les élections du 7 avril), une entrevue de Roger Léger faite en 2007 avec Adéquation, qui distribue Notre avenir à tous en France, et encore une réflexion par moi, «Sa vision était claire».

Je conclus ma réflexion, ayant tout récemment consulté de nouveau le document, avec le propos suivant :

Notre avenir à tous fournit encore, plus de 25 ans après sa publication, la table des matières pour une approche au développement qui est souhaitable pour l’humanité. Le problème est que nous avons pendant ce temps dépassé tous les scénarios pour ce développement qui permettent qu’il soit soutenable, qu’il puisse durer dans le temps. Nous sommes aujourd’hui une fois et demi la population des années 1980, les inégalités sont encore plus importantes et la dégradation de la biosphère est bien plus avancée. Le déni s’est installé dans la demeure, associé à une impossibilité chez les économistes de revoir leur modèle, en dépit de failles béantes que des rapports comme celui de Stiglitz, Sen et Fitoussi en 2009 a souligné, failles dans les objectifs, failles dans les mesures, failles dans les pistes suivies. La table des matières du rapport Brundtland est maintenant celle d’un rêve, mais cela en soi en justifie la lecture.

Cela fait écho aux motifs derrière la décision du Premier Ministre Harper de démanteler la Table ronde nationale…

Devant cette longue et riche histoire, Clifford Lincoln répond à mon invitation et revient à la charge avec sa propre réflexion, plus d’un quart de siècle après avoir signé la Préface de la première édition, dans un article suivant du blogue.

NOTE: Finalement, l’article de Clifford Lincoln ne s’est jamais réalisé.

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Transports : paradigme à changer, modèle à changer

Dans les années 1950, adolescent, je faisais la navette avec ma mère entre la maison et le magasin qu’elle gérait à San Francisco. Le trajet, quand je le faisais en soirée avec ma blonde, prenait 15-20 minutes. Aux heures de pointe que nous vivions, il prenait une heure vingt minutes; pour se rendre au pont, à quelques coins de rue du magasin, cela pouvait prendre 45 minutes en fin de journée. Quinze ans plus tard, j’ai eu l’occasion de confirmer qu’à Los Angeles, des gens acceptaient un trajet de deux heures, aller seulement… Il a pris encore quelques décennies pour que Toronto, ensuite Montréal et finalement Québec se mettent dans cette situation. La capacité d’adaptation des urbains à ces contraintes semble à toutes fins pratiques illimitée.

Pourtant, cela fait un démi-siècle qu’il s’agit d’un paradigme qui devrait, selon toute vraisemblance, être rejeté pour un meilleur. Dans la première mouture du chapitre sur l’énergie du livre en préparation, je me suis même permis d’imaginer quelques éléments du nouveau paradigme. L’expérience était intéressante : j’ai commencé par la transformation du parc de véhicules personnels en hybrides et électriques, pour passer ensuite, par la force de l’argument, à voir cette flotte de véhicules personnels presque remplacée par une flotte mixte de taxis hybrides, de navettes hybrides et d’un transport en commun complètement libre de combustibles fossiles. Je sentais que c’était une illusion intéressante, voire un imaginaire probable.

J’étais donc intéressé de voir, en visitant son blogue, que Gilles Bourque, de l’IRÉC, a tout récemment publié, avec Mathieu Perreault, Évolution du transport routier au Québec : La crise d’un paradigmeDémolition de l’autoroute Dufferin à l’été 2007Les faits saillants parlent de la fin de l’ère de l’auto, mettant en évidence les coûts économiques privés et publiques et même les coûts sociaux du paradigme.[1] Tout y passe, une histoire d’un paradigme qui est en même temps celle d’une bonne partie du mouvement environnemental : pertes de terres agricoles; coût important de consommation finale en transport pour les ménages; transport commercial par camion en croissance importante et dépassant les normes de construction des routes; coûts de la congestion; émissions de gaz à effet de serre; pressions énormes sur les finances publiques (et laissées en déficit).

Le texte même de Bourque débute avec des constats percutants, rendant mon «illusion» de l’an dernier un élément d’un nouveau paradigme, paraît-il.

La crise des infrastructures dévoile en fait les limites d’un paradigme sociétal dominant qui arrive à la fin de sa vie utile. Elle témoigne du fait que les contraintes systémiques de ce paradigme se lézardent, les unes après les autres : crises du fordisme (années 1970), de l’État-providence (années 1980), écologique (années 1990), de la mondialisation et de la finance (années 2000). Comme ces dernières, la crise des infrastructures démontre que la croissance illimitée de la production et de la consommation se heurte à des barrières infranchissables et qu’elle est loin d’être synonyme de mieux-être pour tous. La crise du paradigme se diffuse dans toutes les activités humaines, dans tous les secteurs. C’est une évolution conceptuelle profonde et simultanée des pratiques, des logiques et des imaginaires. (p.1)

Le paradigme rendu «à la fin de sa vie utile» n’est pas seulement celui dominé par l’auto et le pétrole, mais le système économique qui le soutenait, et qui, semble dire Bourque, dégringole depuis des décennies. Comme avec le texte de Sansfaçon sur l’improbable révolution industrielle, je me demandais comment le rapport allait terminer, puisque ces constats semblent aller plus loin que ce que l’IRÉC reconnaît d’habitude face aux crises qui sévissent, aux crises qui se préparent. (suite…)

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La nouvelle révolution industrielle et énergétique improbable

Cela semble prendre des économistes pour répandre à travers la société l’idée que notre avenir rime avec une nouvelle «révolution industrielle». Du moins, il est loin d’être évident comment une telle idée puisse se trouver autrement dans les discours politiques, économiques et journalistiques actuels. Je me demande si ce n’est pas un témoignage de l’efficacité du travail assidu et intéressant, mais malheureusement mal orienté, de l’Institut de recherche en économie contemporaine (IRÉC). Je suis ce travail depuis au moins 2011 (liens suivants pour les articles) quand un colloque de l’IRÉC a lancé l’idée de l’électrification des transports, dans le contexte d’une «reconversion industrielle». Cette idée se jumelle à une autre, la «reconversion écologique» de nos politiques industrielles, en fonction d’une corvée transports avec une importante composante industrielle. Il y a un nombre important de publications consacrées à ces thèmes et la référence formelle à une «révolution» industrielle dans ces travaux se trouve dans le rapport de février 2013, Politique industrielle: stratégie pour une grappe de mobilité durable. Conforme à sa mission, l’IRÉC mène en permanence un travail de sensibilisation et de lobbying impressionnant, et cela depuis plusieurs années et cela semble avoir certaines retombées.

Port de Shanghai

Le ministère des Ressources naturelles, un ministère «à vocation économique», avance l’idée dans le document de consultation de la Commission sur les enjeux énergétiques du Québec (CEÉQ) publié à l’automne 2013. Le document fournit un scénario décrivant les mesures nécessaires pour réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) de 25%, engagement du gouvernement Marois et le minimum (à l’échelle planétaire) jugé nécessaire par le GIEC). D’ici 2020, selon un scénario esquissé, il faudrait (i) convertir 100 000 maisons au chauffage électrique, (ii) convertir plus de 30 000 bâtiments commerciaux ou institutionnels au chauffage électrique, (iii) retirer de la route environ la moitié du parc automobile et (iv) réduire de plus des deux tiers les émissions de l’industrie de l’aluminium (page 56).

La CEÉQ n’avait pas besoin de le dire – et ne l’a pas dit – mais de tels objectifs, ou leurs équivalents dans d’autres scénarios, sont tout simplement irréalistes et irréalisables. Pourtant, comme introduction à cette présentation, la CEÉQ souligne, deux pages plus tôt, «qu’il faudra nécessairement envisager la lutte contre les changements climatiques comme une occasion de developpement économique sur la base de l’efficacité énergétique et de l’énergie propre. S’il relève ce défi, le Québec pourrait devenir un des chefs de file de la prochaine révolution énergétique à l’échelle mondiale». Les économistes du ministère des Ressources naturelles (MRN) y montraient une main lourde.

La proposition était absurde, et la CEÉQ a fait amende honorable dans son rapport du début de février, ayant écarté de toute évidence l’intrusion de ces économistes du MRN. Dans le rapport, la CEÉQ reconnaît l’illusion de l’engagement des réductions de GES de -25 % pour 2020, et propose d’abandonner les objectifs du GIEC. Elle peut bien cibler une réduction de 75 % des émissions pour 2050, les gestes que nous pourrons poser à court terme, quand cela va compter, selon le GIEC, s’y réduisent à un objectif de réduction de consommation de produits pétroliers de 20% et une réduction des émissions de GES de 15% pour 2025.

En lisant l’éditorial du 15 mars 2014 de Jean-Robert Sansfaçon sur «l’improbable révolution» nécessaire pour contrer les changements climatiques et en même temps relancer le développement économique, il fallait bien se demander comment il allait terminer, tellement il soulignait l’importance des défis. Et voilà, c’est avec un appel à «la démonstration [tout aussi improbable] des avantages économiques et sociaux d’une première grande révolution industrielle pour ce millénaire». L’appel est fidèle à l’analyse que fait souvent Sansfaçon des enjeux sociétaux, celle d’un économiste. Sansfaçon ne semble pas y voir qu’un voeu pieux, mais c’est curieux qu’il pense nécessaire de faire une telle proposition.DSC07971

Deux jours après l’éditorial de Sansfaçon, son collègue et journaliste en économie Gérard Bérubé a également fait porter sa chronique hebdomadaire sur les défis soulevés par le GIEC et, de façon surprenante, fait appel aussi à une «révolution industrielle»; suivant Sansfaçon, il le considère aussi improbable. Davantage intéressant, Bérubé met en évidence le peu de probabilité que la solution va se trouver du coté de la croissance économique, qu’il met en perspective à plusieurs endroits dans sa chronique – il semble y suggérer qu’elle nous mène dans le mur. «Difficile de réaligner le tout sur la décroissance et le localisme. Ainsi, un mur, voire un choc brutal, semble inévitable avant que la prochaine grande révolution industrielle, celle liée au développement durable, ne s’enclenche» Reste une absence totale d’indications comment il voit une telle «révolution industrielle» [improbable] sortir du choc brutal… (suite…)

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Un bilan – et une projection

Le bilan

Martine Ouellet avait montré pendant des années dans l’opposition qu’elle avait une maîtrise de ses dossiers touchant les ressources naturelles. Il n’a pris qu’une semaine pour voir cette maîtrise rejetée par la Première ministre, une fois le PQ porté au pouvoir. Alors qu’elle s’est exprimée à l’effet qu’elle ne voyait pas le jour où la technologie du fracking pourrait être justifiée sur le plan environnemental, elle a été convertie rapidement en une ministre qui prônait l’exploitation des ressources énergétiques nécessitant cette technologie, au cas où il y en ait sur le territoire québécois.

On comprend assez facilement que la ligne de parti transforme l’expertise de certain(e)s en positionnement plutôt flou, pour la cause. Ce qui est bien plus intéressant dans ce cas est le positionnement de la Première ministre, dès son accession au pouvoir. Ce positionnement était le reflet de plus de trente ans de connaissances approfondies des enjeux auxquels les gouvernements doivent faire face. Pour le commun des mortels, comme pour les premières ministres, l’exploitation des réserves d’énergie fossile représente une entrée dans le monde des riches, à l’instar des Arabie saoudite, Norvège et Alberta de ce monde.

Le gouvernement péquiste n’avait pas besoin d’attendre le plus récent rapport de la Chaire en fiscalité et finances publiques de l’Université de Sherbrooke pour savoir que l’avenir des finances publiques comporte des risques exceptionnels. Assez clairement, mais sans le dire aussi ouvertement que le Parti libéral et la CAQ, la priorité pour le gouvernement était le développement économique et les revenus qu’il pouvait imaginer associés à du succès de ce coté. Ont suivi aussi une série de mesures fiscales qui cherchaient à réduire les dépenses, histoire d’atteindre un budget équilibré le plus rapidement possible (mais pas aussi rapidement que voulu…).

Au fil des 18 mois au pouvoir, le gouvernement Marois a donc transformé des engagements électoraux de caractère social-démocrate en modulations des décisions libérales et a pris le chemin du développement pétrolier : appuis aux projets de pipelines (et par implication, à au moins une installation portuaire pour le transbordement) et annonce de l’intention de faire de l’exploration à Anticosti et dans le Golfe du Saint-Laurent pour voir le potentiel. (En parallèle, on doit noter en passant sa reconnaissance du bien-fondé politique de l’opposition populaire à l’exploitation gazière dans les régions habitées de la vallée du Saint-Laurent.)

Le gouvernement a annoncé en même temps son intention de réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) du Québec, non pas de 20% comme proposait le gouvernement Charest, mais de 25%, la cible minimum proposée par le GIEC. Au fil des mois, l’engagement s’est montré irréaliste, et le plan d’action sur les changements climatiques promis par le ministre de l’Environnement est resté un plan non produit. La Commission sur les enjeux énergétiques du Québec (CEÉQ) a été mise sur pied avec l’intention probable et tout à fait acceptable de faire le portrait de la situation et fournir des perspectives pour les prochaines années, voire décennies; pourtant, toute une série d’annonces dans le domaine énergétique a été faite avant même le dépôt du rapport de la CEÉQ. Et ce rapport soulignait l’irréalisme de l’objectif d’une réduction de 25% des émissions de GES.

Les objectifs économiques du gouvernement n’arrêtaient pas là. Les grandes orientations du Plan Nord du gouvernement Charest étaient retenues, sans le moindre effort de prendre en compte et de comptabiliser les émissions de GES qui pourraient y être associé. À l’automne, le BAPE, cherchant à concilier l’intérêt économique du projet et les importantes émissions de GES qui seraient produites, a recommandé le projet de construction d’une grande usine d’engrais dans le parc industriel de Bécancour favorisé par le gouvernement. Dans les mois précédant la campagne électorale, le gouvernement a même annoncé un autre grand projet, celui de la cimenterie de Port Daniel, en Gaspésie. Encore une fois, le gouvernement investissait dans un projet qui rendrait davantage irréaliste la volonté exprimée de réduire les émissions de GES à -25% celles de 1990, pour 2020.

Dans mon analyse du rapport de la Chaire en fiscalité et en finances publiques déjà mentionnée, j’ai souligné les œillères qui caractérisent le rapport. Celui-ci souligne, sur la base de données et de projections sérieuses, une situation «apocalyptique» – le terme est du directeur de la Chaire, Luc Godbout – pour les finances publiques, soit des déficits structurels permanents se mettant en place dans les prochaines années. Des scénarios pour éviter un tel résultat comporte des décisions politiques et des changements de comportement finalement irréalistes – aussi irréalistes que les scénarios qui cherchent à nous montrer des voies pour éviter l’emballement du climat, et dont le rapport ne parle pas.

Comme finalement presque tous nos politiciens, le gouvernement Marois portait les œillères des économistes et cherchaient à éviter la situation «apocalyptique» projettée par eux, en fonçant sur le développement économique. Comme d’habitude, les externalités ne figuraient pas au même plan dans ses calculs. Pourtant, le geste d’enlever les oeillèures – un geste tout à fait raisonnable – aurait montré que la poursuite tous azimuts du développement économique risquait de se faire au dépens de l’autre «apocalypse», celle des changements climatiques. Il n’y a presque pas de gestes sur le plan économique qui va dans la bonne direction à cet égard.

Et la projection

Le gouvernement Couillard débute en mettant les œillères de façon explicite. Le nouveau premier ministre se distinguait des autres chefs pendant la campage en insistant : la priorité est l’économie et les emplois, dit-il, et l’environnement est une préoccupation bien secondaire. Le gouvernement socialiste de François Hollande a vu les mêmes défis il y a deux ans, et a promis de mettre l’accent sur la croissance économique comme moyen d’éviter le mur. Les récentes élections municipales en France consacrent son échec à cet égard.

Il y a lieu de croire que le gouvernement Couillard, ayant déjà en ce sens des orientations encore plus explicites que les socialistes, voire les péquistes, risque de se buter à une situation analogue. L’équipe de Luc Godbout projette une croissance économique pour la période de 2015 à 2050 entre 1,4% et 1,3%, même si des économistes au ministère des Finances (et M. Couillard) ne peuvent éviter la tentation d’espérer plus. Alors que les économistes jugent mystérieux les fondements qui exigent de telles projections à la baisse, ils semblent reconnaître que la croissance économique est en déclin aussi dramatique que la croissance démographique et que ces tendances sont permanentes.PIB Canada et Québec 1960-2009 v.iv14

Le gouvernement Marois n’a pas voulu débattre de son budget déposé à la veille du déclenchement des élections. Le gouvernement Couillard va débuter son règne avec le dépôt d’un budget. À l’image de ses engagements, il va projeter un développement économique tous azimuts, suivant à maints égards les orientations du gouvernement Marois et du gouvernement Charest. Digne du modèle fourni par le gouvernement Harper, on peut présumer qu’il n’y aura plus de sérieux engagements – et surtout pas de gestes – en matière d’émissions de GES.

Reste que la croissance économique anémique et en déclin depuis des décennies – pour devenir nulle ou négative? – ne semble pas si mystérieuse que cela. Dans le fond, tout en reconnaissant d’autres facteurs, il semble raisonnable d’y voir l’impact de nos déficits écologiques cumulatifs, traduit par la hausse de prix de nombreuses ressources, surtout celles énergétiques. Les récessions depuis des décennies ont suivi des hausses du prix du pétrole…

Un refus d’adhérer à des objectifs jugés essentiels et urgents par le GIEC ne changera pas beaucoup la donne. Les coûts se manifestent de plus en plus, et la hausse de ces coûts risque d’être aussi permanente que les baisses démographiques et de croissance économique. Il y a raison de croire que le gouvernement Couillard sera pendant 4 ans ce que le gouvernement Marois cherchait à éviter pendant ses dix-huit mois, un gouvernement obligé de gérer les effondrements du modèle économique en cours, quitte à empirer la situation en fonction de son port d’œillères. Le gouvernement Couillard risque de connaître l’expérience du gouvernement Hollande.

Une piste de transition

L’équipe de Godbout a choisi de ne pas faire des changements dans les politiques fiscales actuelles pour fonder ses projections. Québec solidaire propose dans ses interventions de changer ces politiques fiscales et de chercher ainsi une augmentation des revenus de l’État auprès des plus riches de la société. Il est certainement possible d’aller chercher de nouveaux revenus de cette façon, et c’est une façon d’éviter les perturbations sociales qui viendront des efforts de réduire les dépenses gouvernementales par les programmes que l’on appelle d’austérité.

L’approche de Québec solidaire suit néanmoins celle des économistes avec leurs œillères, en oubliant de comptabiliser les autres coûts «apocalyptiques» associés aux externalités environnementales et sociales. Même si QS, contrairement aux autres partis, reconnaît ces externalités, son bilan est incomplet. Intégrer de tels coûts dans le calcul permettrait à QS de mieux situer ses propositions, dans le cadre d’une «transition» qui ne sera ni écologique ni sociale – ni douce – comme nous la voudrions, mais qui nous permettrait d’être mieux positionnés face aux effondrements du système. Il y a risque qu’une sorte de souveraineté vienne d’elle-même.

 

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Les inégalités : cadre plus immédiat pour les enjeux écologiques

Forum économique mondial : les risques 2014

Chaque année, la lecture du rapport sur les risques globaux produit par le Forum économique mondial (Davos) constitue un moment qui rend davantage préoccupantes mes analyses et mes perceptions déjà bien ancrées. Finalement, les risques identifiés – classés entre autres par genre et par âge, où presque sans exception les femmes et les jeunes perçoivent les risques comme plus importants – ciblent bien, selon ma compréhension de la situation. Mais le texte qui les présente semble écrit par les hommes et les plus vieux. Plus important, les décisions face à ces risques seront prises par ces mêmes groupes et, tout comme dans le texte lui-même, on y voit une contradiction constante entre la conviction qu’il y ait besoin d’une croissance économique renouvellée et le constat que cette croissance est la source de bon nombre des problèmes, des risques. Le modèle économique est omniprésent, même si dans un habit différent, et on sent qu’il ne fournit pas les réponses, même aux auteurs.DSC02055

Les inégalités à travers les sociétés humaines (cliquez sur la photo) ont été identifiées par les leaders de Davos dans un rapport de novembre 2013 comme la deuxième préoccupation la plus importante pour l’avenir en termes de tendances et le PEW Research Centre y va de sa couverture du travail: la tendance vers les inégalités suit seulement celle touchant la zone de guerre qu’est le Moyen Orient actuellement dans la liste.

Dans le rapport de 2014 lui-même sur les risques systémiques globaux, ces inégalités sont classées quatrième, avant même les risques associés aux changements climatiques.

La NASA : les risques d’effondrement

Tout récemment, The Guardian a publié un article ”NASA-funded study: industrial civilisation headed for ‘irreversible collapse’?” résumant les propos d’une étude commanditée par la NASA (National Aeronautic and Space Administration des États-Unis). «La survie de la civilisation en cause» dans la bande annonce des nouvelles de Radio-Canada passait brièvement ici pour en signaler la nouvelle.

L’article paraîtra dans Ecological Economics en avril, mais les auteurs ont déjà publié une version préliminaire du modèle en cause.  sous le titre ”A Minimal Model for Human and Nature Interaction”. Contributeur clé à l’effondrement modélisé : les inégalités croissantes entre les élites et les pauvres. L’article de 2012 fournit une idée de la façon dont le modèle est bâti et montre plusieurs étapes de sa complexification. Les composantes du modèle HANDY – population, eau, climat, agriculture, énergie – rappellent celles de Halte à la croissance, mais les auteurs insèrent leurs projections et leurs analyses dans un contexte historique de plus en plus reconnu, celui de l’effondrement de civilisations. En fonction de ces cinq paramètres, le modèle est donc conçu pour suivre les interactions, d’une part, de l’évolution de la capacité de support des écosystèmes mais, d’autre part, de la stratification économique des sociétés entre des riches (Elites) et des pauvres (Commoners) – les inégalités. Selon les conclusions de ce travail, d’après The Guardian, la situation actuelle dans le monde est telle que l’effondrement de la civilisation actuelle sera difficile à éviter, cela dans les prochaines décennies.

L’intérêt du modèle, qui semble beaucoup moins complexe et plus théorique que celui des chercheurs du MIT derrière Halte à la croissance, se trouve surtout dans son effort d’introduire le facteur socio-économique dans la réflexion. Comme c’est le cas pour un ensemble d’organisations internationales et même nationales, on doit bien présumer que la NASA commandite une multitude d’études touchant ses champs d’intervention et n’en entérine pas nécessairement leurs conclusions, dont celles de cette étude. Reste que la NASA montre avec cette commandite – comme le ministère de la Défense des États-Unis l’a fait par rapport aux changements climatiques il y a déjà quelques années – une capacité de tenir compte de risques qui ne semblent pas être à l’ordre du jour des politiciens de la planète.

McQuaig et Brooks : le mouvement de fond

Je viens de terminer un nouveau livre (2012) de Linda McQuaig, auteure fascinante et candidate du NPD défaite de peu récemment dans une élection complémentaire à Toronto – dans un fief conservateur. Billionaires’ Ball : Gluttony and Hubris in an Age of Epic Inequality comporte des présentations assez approvondies de nombreux enjeux financiers et économiques, et il faut bien croire que cela explique que Neil Brooks est co-auteur de l’ouvrage; Brooks est directeur du programme gradué en Taxation de Osgood Hall Law School à Toronto.

Vers la fin du livre, McQuaig commente une tendance aux États-Unis (et ici au Canada?) qui est commune à la droite et à la gauche, les menant, pour différentes raisons, à abandonner l’effort de corriger les inégalités dans la société, pour mettre l’accent sur l’objectif d’éliminer la pauvreté. Dans une chronique de février dernier, Éric Desrosiers souligne justement que le président Obama, dans son récent discours sur l’état de l’Union, a fait pourtant de ces inégalités une priorité pour ses interventions à venir. Pour McQuaig et Brooks, la gauche a abandonné cet effort face à un mouvement bien orchestré de la droite qui rend tout ciblage des riches presque perdu d’avance. Ceci est en contraste total avec le contexte politique qui a suivi le New Deal de FDR, où il y avait des taux d’impositions sur les riches autour de 70%, le double du maximum aujourd’hui.

McQuaig et Brooks insistent sur l’importance des inégalités dans la plupart des pays riches (et pauvres – l’inégalité en Chine est l’équivalent de celle aux États-Unis), et Desrosiers y va avec des chiffres impressionnants : «95 % des gains de revenus depuis la Grande Récession de 2009 sont allés aux 1 % les plus riches et 90 % des moins riches ont continué de s’appauvrir, selon le Fonds monétaire international (FMI)». Sa chronique termine avec une citation de l’ancient secrétaire américain au Travail Robert Reich, qui se demandait dans un récent blogue, «Pourquoi n’y a-t-il pas plus de grabuge? … Les réformes sont moins risquées que les révolutions, mais plus on attend et plus on risque de se retrouver avec la seconde option.»

Contexte pour mes propres travaux (suite…)

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