Bilans qui ne comptent pas les passifs

Je n’étais pas pour en parler, mais finalement, l’éditorial de Bernard Descôteaux dans Le Devoir samedi dernier me paraît trop important pour ne pas le faire. En fait, il s’agit de l’adhésion d’encore un autre membre de l’élite journalistique du Québec au manifeste faisant la promotion de l’exploitation pétrolière. Il ne manque que les forages prévus pour déterminer si l’exploitation serait «rentable». Bien sûr, à la fin de l’éditorial, comme dans le manifeste, Descôteaux insiste qu’il faut se poser des questions sur le plan environnemental, mais ceci représente l’approche maintenant vieille de plusieurs décennies : on va procéder à l’exploitation, si c’est rentable, et il faudrait connaître les enjeux environnementaux pour les gérer selon «de hauts standards de protection de l’environnement».

Ce qui est déroutant est de voir encore une autre manifestation de l’inconscience de notre élite économique, politique et journalistique quant aux coûts réels de nos activités. La rentabilité possible est strictement, à ses yeux, à leurs yeux, une question économique, et ils ne réalisent tout simplement pas que les bilans économiques ne tiennent pas compte d’un semble de passifs tout aussi réels que les actifs. Comme j’ai calculé dans mon livre sur l’IPV, le coût de nos émissions cumulatives de gaz à effet de serre était 45$ milliards en 2009, et augmentera d’autant d’ici 2020 pour atteindre 90$ milliards.Smog en Chine

C’est mystifiant de voir comment le message de 2009 de Stiglitz, Sen et Fitoussi dans leur rapport critique du PIB comme mesure de progrès reste sans aucune application dans le concret, sans aucune reconnaissance par les décideurs que c’est un mauvais indicateur pour nos besoins décisionnels. J’avais écrit un petit texte de commentaire pour Le Devoir, mais d’abord il était trop long et a été rejeté; par la suite, ramené à la longueur acceptable, il était rejeté de nouveau pour des raisons que je ne connais pas – je le mets donc ici. J’ai coupé dans la deuxième version un paragraphe qui faisait le lien entre les projections de la Chaire en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke sur les enjeux budgétaires du Québec pour les prochaines décennies et la pensée derrière la recherche de données sur la rentabilité de l’exploitation pétrolière. Finalement, il y a toutes les raisons de croire que le gouvernement Marois – comme les autres partis à l’Assemblée nationale, à l’exception de Québec solidaire – réalise que nous sommes devant des crises sur le plan fiscal et budgétaire, et voit le rêve d’un état pétrolier comme moyen de ne pas perdre du sommeil là-dessus.

NOTE : Le même jour que je publiais cet article, le ministère du Développement durable, de l’Environnement, de la Faune et des Parcs (MDDEFP) a rendu public le Rapport synthèse du Comité de l’évaluation environnementale stratégique sur le gaz de schiste déposé en janvier 2014. Il est déjà curieux de voir que l’on pense toujours approprié d’identifier un effort de fournir une vision des enjeux stratégiques globaux du développement dans un économique comme une «évaluation environnementale». Sachant que l’initiative est parrainée par le ministère de l’Environnement, on comprend d’emblée que nous sommes encore dans une tradition où un tel effort n’est pas considéré comme vraiment économique, et on peut presque conclure qu’il n’a pas non plus le sérieux d’une analyse ou une étude économique.

Le Rapport porte son attention sur le résultat de l’analyse de ces enjeux stratégiques dans l’avant dernier chapitre 15 , intitulé «La pertinence socioéconomique de l’exploitation du gaz de schiste». Ses trois dernières sections portent sur les questions de la rente, de l’analyse avantages-coûts et des retombées économiques. Normalement, ces questions sont traitées en tout premier lieu, comme dans le manifeste pour le pétrole, comme dans l’éditorial de Descôteaux. Au tout début du chapitre, et encore en contraste avec l’approche habituelle, le document distingue entre la rentabilité pour les entreprises et la rentabilité pour la société (p.210). Rendu à la présentation de l’analyse avantages-coûts (AAC), le Rapport conclut : «L’AAC de l’exploitation du gaz de schiste doit se concentrer sur les avantages et les coûts pour la société québécoise prise dans son ensemble. De surcroît, les externalités doivent également être monétarisées et incorporées à l’analyse» (221). L’exercice l’amène au constat que, «dans le contexte actuel, compte tenu du prix du gaz naturel sur le marché nord-américain, du niveau des redevances en place et de l’inclusion du carbone dans les coûts, … du point de vue de la valeur sociale, le contexte n’est pas favorable au développement de la filière au Québec» (224). À voir pour le pétrole…

NOTE: Le 20 février, dans sa chronique «Québec: Penny Stock» dans Le Devoir, Gérard Bérubé revient sur la question de la rentabilité commerciale d’une exploitation pétrolière à Anticosti. Comme je fais plus haut, il attribue la décision du gouvernement de procéder trop rapidement dans le dossier du pétrole à sa reconnaissance de contraintes budgétaires à venir de plus en plus importantes et nécessitant un nouveau regard sur la situation, où les revenus vont manquer. Il souligne, comme Marc Durand et d’autres, que les milieux d’affaires n’y voient pas un intérêt commercial, à juger pour leurs faibles parts dans les actions de Pétrolia et de Corridor Resources. Il va un peu plus loin que Descôteaux dans son éditorial de samedi en soulignant que, «si un jour, très lointain, la faisabilité économique était démontrée, il faudrait penser à toute cette infrastructure d’extraction, de transport, de transformation et de récupération des résidus et déchets que l’opération nécessiterait» – cela après avoir inclus une prise en compte des risques environnementaux et une série d’autres composantes de l’évaluation préliminaire.

Et il n’ajoute même pas ce que le Rapport synthèse du Comité de l’évaluation environnementale stratégique sur le gaz de schiste a mis en évidence cette semaine – une première, je crois – , soit la nécessité d’inclure dans le coût celui du carbone associé aux émissions qui découleraient de l’exploitation. Dans mon livre, j’estime ce coût à 22$ la tonne, alors que le Comité, citant des études américaines récentes, propose 46$ la tonne, soit la différence entre les bornes inférieures et supérieures fournies par le gouvernement canadien en 2007 – la borne supérieure de 2007 est devenue la borne inférieure en 2014…

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Le realpolitik de Bruno Massé et la mouche de Socrate

Dans mon texte sur l’échec du mouvement social, je mets un accent sur l’adhésion des leaders de ce mouvement au discours sur l’économie verte. Suivant les économistes hétérodoxes, dont les orientations rejoignent les leurs, ces leaders cherchent aujourd’hui à intégrer dans leurs interventions une prise en compte des défis écologiques. Arrivant à ceci plutôt récemment, ils semblent voir dans le discours sur le développement durable, transformé après un quart de siècle dans un discours sur l’économie verte, la bonne voie. Ils reprennent ainsi les objectifs du mouvement environnemental sans réaliser que celui-ci les proposent depuis des décennies.

Bruno Massé a fait un article sur cette problématique dans le Huffington Post en décembre, citant mon entrevue avec Éric Desrosiers dans Le Devoir, et des interventions de David Suzuki que j’ai déjà citées dans le texte sur l’échec du mouvement social, comme point de départ. Il poursuit en insistant sur la dérive que constitue le développement durable – et maintenant l’économie verte. Selon son analyse, c’était un contrat faustien où le mouvement environnemental a vu la chance d’influer plus directement sur les causes des crises, les intervenants des milieux économiques, mais en cédant leurs principes. Massé trouve que c’est ce contrat qui est à l’origine de l’échec aujourd’hui constaté par plusieurs et il a probablement raison que c’était, finalement, une mauvaise piste. Aujourd’hui, «la dissonance cognitive a atteint son paroxysme et le mouvement n’a plus le choix, il doit s’éteindre ou devenir autre chose», conclut-il. Et il promettait de revenir avec ses propres pistes.Suzuki via Fondation

Il tient sa promesse dans un deuxième article paru le 2 février dans le même Huffington Post. Il y propose «quatre pistes de réflexion pour un mouvement environnemental efficace, solidaire et mobilisant». Le première est l’adoption d’une «realpolitik écologiste», qu’il associe à une «stratégie qui s’appuie sur le possible, négligeant les programmes abstraits et les jugements de valeur, et dont le seul objectif est l’efficacité». C’est étonnant de voir cette première proposition, qui suggère que les décennies d’action du mouvement environnemental marquaient des efforts dans l’abstrait, et non dans la recherche du possible. Pourtant, cela est précisément son analyse du contrat faustien où le mouvement environnemental a cherché à paraître «réaliste» dans l’espoir de pouvoir négocier avec les milieux économiques et politiques. Il distingue son realpolitik d’une «conception de ce qui est viable politiquement et intéressant pour les médias de masse, plutôt que ce qui est nécessaire au sens réel»; il attribue cette conception au mouvement environnemental et l’appelle une approche abstraite. À la place, il faut des propositions qui sont «proportionnelles aux problèmes». Il m’est impossible de voir comment il pense que cela représente le «possible».

Sa deuxième piste est la création d’une alliance avec les luttes sociales. Ici je le rejoins, au point où j’y vois quelques chances pour s’adapter aux effondrements qui viennent (mais à noter les commentaires sur mon blogue qui soulignent l’énorme défi que cela représente). «Une fois les causes environnementales et sociales unies, il devient possible de passer d’une position défensive (la résistance) à une position offensive (la transgression)», dit-il. Il est probablement vrai que le mouvement environnemental a trop mis un accent sur les enjeux écologiques en laissant à d’autres les causes sociales, mais de la même façon, le mouvement social a laissé aux environnementalistes le soin de mener les batailles pour la sauvegarde des écosystèmes. Ce dernier mouvement montre une naïveté face aux défis en cause, maintenant qu’il en est beaucoup plus conscient, beaucoup trop tard. Massé semble rejoindre cette naïveté en suggérant que la combinaison d’offensives sociales et écologiques – ni l’un ni l’autre des mouvements n’a été restreint à des approches défensives, comme Massé suggère – est dans le domaine du realpolitik.

La troisième piste de Massé est la construction d’un contre-pouvoir effectif, c’est-à-dire «tangible, matériel, immédiat dans le temps et l’espace». La faiblesse de cette piste se manifeste dès l’énoncé, alors que Massé suggère que des décennies de sensibilisation ont réussi et qu’il ne reste que des «résistances au changement» à combattre, dont le déni et la récupération du message. Encore une fois, Massé quitte son analyse du premier article et rentre dans un discours d’une extrême simplification. Il a probablement raison que les personnes au sommet de la hiérarchie ne peuvent pas être rejointes – je le constate depuis trop longtemps déjà – , mais il ne semble pas voir que le public est justement à des décennies de comprendre les efforts de sensibilisation du mouvement environnemental – et les décideurs le savent. Il reste lui-même dans l’abstrait en insistant que «le pouvoir effectif est incontournable» et en suggérant qu’un réseau de «solidarité démocratique, tangible, réelle, qui peut se manifester physiquement dans l’espace» est un moyen de mieux poursuivre le changement de paradigme nécessaire. Reste que le Jour de la Terre 2012 semblait offrir un potentiel en ce sens que tout le monde a manqué. J’ai commenté le manque de leadership qui était en cause.

Finalement, la quatrième piste de Massé représente sa reconnaissance de «la lutte pérenne contre le désespoir» ressenti par nous qui constatons les échecs. «Être écologiste, c’est prendre conscience de l’aliénation de l’espèce humaine avec son habitat». Pour éviter les pièges d’un tel positionnement, Massé souligne la nécessité de créer des «milieux sains, démocratiques et non discriminatoires». Il faut que les militant-e-s se permettent une vie humaine à travers leurs engagements, décourageants dans leur manque de succès. Comme il dit, «il tient de fixer des buts signifiants qui peuvent être remplis de façon satisfaisante». Encore une fois, je rejoins Massé dans cette façon de voir, ayant fait trois biographies différentes pour mon blogue, dont une qui représente mon insistance de rester en contact avec cette nature merveilleuse qui motive mes engagements.

Le problème, et Massé vient proche de le dire, est que voilà, cela représente non pas une piste pour passer outre les échecs, mais bien plutôt le constat des échecs dans un certain calme, en recherchant même un certain plaisir. J’ai essayé de me situer plus profondément dans ce désir humaniste de rester avec un certain contrôle, tout en reconnaissant le déclin en cours, avec mon petit texte «Mouches», écrit au moment où je quittais mon bureau de Commissaire au développement durable. Plus je pense à ce que je constate au fil des écrits dans ce blogue, plus je reviens à mon constat de base, que c’est Socrate qui est mon mentor, celui qui s’est décrit dans sa «profession» comme une mouche à cheval. Le cheval a finalement eu raison de lui, mais seulement après une longue vie pleine de l’expérience humaine. Je m’espère la même chose, même si, seulement dans les dernières semaines, au moins trois ou quatre de mes efforts de piquer le cheval sont restés confrontés à un silence assourdissant.

On sens que Massé est lui-même inconfortable avec le constat d’échec, mais son effort de maintenir un «optimisme opérationnel» comporte autant de dérapages que le mien dans la préparation d’un livre où chaque chapitre présentera un monde possible, mais incohérent avec les possibilités du realpolitik – en dehors de crises.

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Randers révise les projections du Club de Rome

J’ai décidé de lancer ce blogue en m’appuyant sur les travaux du Club de Rome de 1972, travaux qui marquaient de façon claire les objectifs du mouvement environnemental dans son ensemble. Il s’agissait d’éviter les effondrements qui viendraient si l’humanité ne réussissait pas à intégrer le respect pour le maintien des écosystèmes dans la poursuite de son développement. L’intérêt n’est pas ne prétendre que l’ensemble de ce travail représente des prédictions précises, mais d’insister plutôt sur l’approche globale permise par l’analyse de systèmes qui marquait le travail. Les auteurs ont réuni dans leur modèle une multitude de relations entre les différentes composantes de notre développement, et c’est cette perspective intégrée sur la dynamique des systèmes complexes et inter-reliés qui importe. Le modèle des auteurs reflète l’ensemble des problématiques marquant les interventions du mouvement environnemental au fil des ans, cela en interaction avec les enjeux économiques et sociaux dont elles ne pouvaient pas faire abstraction.DSC00159

J’ai donc lu le livre 2052 : A Global Forecast for the Next Forty Years de Jorgen Randers – un des auteurs du livre de 1972 – dès sa sortie en 2012, année du 40e anniversaire de la publication de Limits to Growth et publié par la même maison d’édition qui a publié les deux mises à jour de l’ouvrage en 1992 et 2004. La couverture du livre de Randers note qu’il est un «rapport au Club de Rome lors de la commémoration du 40e anniversaire de la publication de Limits to Growth», et Randers remercie le Club de Rome à l’intérieur pour avoir reçu chaleureusement le livre comme un rapport au Club de Rome, comme partie de la commémoration. Rien ne suggère qu’il s’agit d’un rapport commandité par le Club de Rome. C’est bien plutôt une initiative de Randers. Par ailleurs, j’étais frappé de voir sortir le livre par un seul des auteurs de l’ouvrage d’origine après trois publications signés par l’ensemble, et je présumais dès le départ que Dennis Meadows, chef d’équipe pour le groupe de 17 chercheurs qui ont fait le travail pour la publication de 1972, avait été consulté et n’était pas d’accord. Meadows a maintenu publiquement son adhésion aux projections de 1972 pendant cette même année anniversaire. J’ai même pu le rencontrer lors d’un colloque en 2012 où il manifestait clairement ses inquiétudes, en mettant un accent sur les enjeux financiers de la crise.

Pierre-Alain Cotnoir demandait tout récemment mon opinion du livre, qui se distingue du livre de 1972 en proposant une prévision de ce qui va se passer durant les 40 prochaines années. Ayant suivi l’évolution du «dossier» depuis 40 ans, je voulais bien voir comment Randers procédait pour extensionner de peut-être 20 ans l’inflexion des courbes signalant des effondrements dans les différents systèmes planétaires, écologiques, économiques et humains. Même en consultant le fichier Excel mis à la disposition des lecteurs (comme j’ai fait pour mon livre de 2011…), je n’arrivais pas de façon satisfaisante à bien saisir ce que Randers a changé dans les fondements et dans les projections; en fait, il procède d’une autre façon, avec un autre modèle.

Nous n’avons pas facilement accès à l’ensemble des décisions prises par les auteurs de Limits pour permettre les projections faites par leur modèle, World3, mais ils étaient obligés de procéder de la même façon que Randers, avec des jugements quantifiés sur chacune des composantes de leur modèle quant à son comportement dans l’avenir ciblé, jusqu’en 2100. Randers refait l’exercice, explicitement, et c’est le défi que représente la lecture du livre que d’analyser cet ensemble de jugements. Pour l’aider dans son évaluation, Randers a fait appel à 41 spécialistes dans une multitude de domaines en leur demandant de brosser le portrait des 40 prochaines années, selon leur compréhension de ce qui va se passer. Leurs courts textes s’insèrent tout au long du livre et Randers les commente, dès fois étant d’accord, des fois soulignant quelques désaccords. Ses commentaires proviennent de sa propre analyse de la situation, qu’il rend plutôt explicite dans la deuxième partie du livre et qui ne dépend pas de ces textes. (suite…)

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Finances publiques : Le monde euclidien des économistes – et l’autre

J’ai gagné le prix en sciences et mathématiques de ma promotion d’école secondaire, et c’était une bonne école. À l’âge de 17 ans, j’ai néanmoins pris la décision de poursuivre mes études dans un programme généraliste qui ciblait les grands auteurs et une approche pédagogique qui prônait le dialogue plutôt que la déduction. Par la suite, j’ai quand même pu me faire le plaisir de lire, pendant mes années dans ce programme d’études, l’œuvre complète des Éléments d’Euclide et des Coniques d’Apollonius. Plus tard, j’ai croisé le fer avec La géométrie de Descartes et les Principia mathematica de Newton, livre le plus difficile que j’ai confronté dans toute ma carrière. J’ai fait mon doctorat sur L’Almageste de Ptolomée et sa démonstration de deux façons d’expliquer comment le soleil tourne autour de la terre… Plus tard encore, dans mon enseignement, et sans diplôme en mathématiques mais en collaboration avec mes collègues mathématiciens, j’ai mis mes étudiants en contact avec La théorie de parallèles de Lobachevski et la Science absolue de l’espace de Bolyai, montrant qu’Euclide semblait avoir tout faux, et les Essais sur la théorie des nombres de Dedekind (j’ai même fourni un complément à sa présentation).Lobachevski

Elle n’était donc pas inconnue, cette entrée dans le monde abstrait que j’ai faite en lisant la récente publication de la Chaire en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke. J’avais déjà lu avec intérêt les deux travaux précédents de cette équipe dirigée par Luc Godbout. Reste que j’étais frappé cette fois-ci de me sentir si loin dans l’abstrait. Explication partielle: entretemps, je m’étais consacré à deux années de travaux dans le monde d’Excel, avec les chiffres et les calculs en abondance, pour présenter un Indice de progrès véritable aux économistes du Québec, histoire de suggérer que c’est le temps de mettre les pendules à l’heure.

Le raisonnement euclidien

En lisant cette récente étude, j’y trouvais, suivant les bons exemples mathématiques, une longue section sur les hypothèses (les axiomes et postulats de mon lointain Euclide), hypothèses démographiques, économiques et budgétaires. Ma lecture ne comportait pas de critique du raisonnement mathématique fondamental à cet ouvrage, et je pouvais même constater que les hypothèses de base pour les projections ne prennent que les données les plus «évidentes», c’est-à-dire celles fournies par l’expérience des dernières décennies et les projections fournies par l’Institut de la statistique du Québec et le ministère des Finances[1]. Leur analyse de sensibilité, par ailleurs, ne fait que jouer avec les chiffres des hypothèses, toujours dans l’abstrait. Les résultats des projections des auteurs sont plutôt déconcertantes: des déficits structurels dans le budget de l’État, en permanence.

Sans suggérer un parallèle sérieux ni avec le livre ni avec le lecteur, je me sentais un peu comme Lobachevski regardant les parallèles d’Euclide en lisant le document : Qu’est-ce qui changerait si je jouais avec les hypothèses? me demandais-je. Finalement, à la fin de la lecture, je voulais créer un autre monde que celui décrit par les auteurs, mais non pour changer les projections déconcertantes. Je voulais voir ce qui pourrait se passer dans le vrai monde alors que notre société se prépare à foncer dans un mur, selon les auteurs de cet ouvrage, et selon mes propres analyses. Éric Desrosiers suggère, à sa lecture du document, qu’il est probablement possible de «passer à travers» le mur, plutôt que de le frapper, «à condition seulement que l’on sorte d’une logique de changements à la marge et que l’on ose chercher de nouvelles solutions. En tout cas, cela vaudrait la peine d’essayer». C’est ce que j’appelle l’optimisme opérationnel. À mon sens, c’est justement une sorte de géométrie non-euclidienne qu’il nous faut.

Les auteurs concluent en laissant à nos décideurs la tâche de voir au changement de logique, de paradigme, changement qu’eux-mêmes ne semblent pas apercevoir comme aussi fondamental que Desrosiers :

En fait, l’objectif principal de notre analyse consiste à répondre à l’invitation pressante de l’OCDE à procéder à une évaluation des perspectives budgétaires à long terme des gouvernements afin de promouvoir la transparence budgétaire. Comme l’indique l’OCDE, la soutenabilité budgétaire est un concept «qui intègre la solvabilité, la stabilité de la croissance économique, la stabilité de la fiscalité et l’équité intergénérationnelle». Dans cet esprit, la projection développée permet de juger de la soutenabilité budgétaire des finances du gouvernement du Québec aux horizons 2030 et 2050 (p.59, mes italiques).

Et un raisonnement «non-euclidien»: correction des projections sur les finances publiques

Finalement, les projections de l’ouvrage ne fournissent absolument pas les fondements permettant de porter un jugement adéquat sur la soutenabilité budgétaire du gouvernement aux horizons 2030 et 2050. Les arguments mathématiques aboutissent aux résultats des projections, et ceux-ci constituent ses conclusions. De là à suggérer que les résultats peuvent s’appliquer au vrai monde requiert une application qui dépend de toute une autre série de facteurs, dont une révision des hypothèses pour permettre la transition plus adéquate au réel. Je puis commencer à décrire le changement requis avec un calcul du monde «non-euclidien» que j’ai fait pour mon livre sur l’IPV. (suite…)

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Histoire de trois chroniques

Ma lecture de journal de lundi était intrigante cette semaine, en raison de deux chroniques par des journalistes, cela après une autre chronique plus que pertinente du samedi précédent.

François Brousseau fournit pour Le Devoir des analyses politiques des dossiers internationaux intéressantes, cela de façon régulière. De temps en temps, il ne peut s’empêcher de se trouver confronté en même temps à des  sujets qui soulèvent la question des critères d’analyse qui méritent réflexion. C’était le cas pour moi en lisant sa chronique sur le progrès politique et social en Tunisie ces temps-ci. Sa description me rappelait l’expérience de la vague orange au Québec il y a deux ans, expérience qui m’a amené à souhaiter une vague arc-en ciel au Québec, histoire justement de nous voir essayer de renouveler nos institutions. J’étais prêt à voir à l’Assemblée nationale une majorité de «potiches», et je n’étais pas seul.

Bref, je me demande si on devrait vraiment regretter «l’amateurisme et l’impréparation» politiques et «l’incompétence économique» des nouveaux politiciens en Tunisie, suivant les propos de Brousseau dans sa chronique. La «compétence économique» me paraît pleine de risques de nos jours. Et le fait que l’opposition à l’Ennahda, avec «des forces éparses et divisées», manquait de structure – autre institution pleine de risque de nos jours – mais a réussi à se donner un «véritable débat social, politique et médiatique» était plutôt encourageant.

Finalement, ses bémols me rappelaient plutôt les espoirs des mouvements de 2011, ceux des indignés et des Occupy Wall Street (où une certaine incompétence économique était complète et voulue!).

Guy Taillefer ne manque pas la chance de mettre l’accent sur cette incompétence économique dans sa chronique «Des arbres et du charbon», portant sur le débat environnement-économie en Inde. La chronique m’a rappelé une émission que j’ai vue à la télévision chinoise en 2009 quand Jairam Ramesh, ministre Indien de l’Environnement à l’époque, était interviewé par un assez bon journaliste à CCTV-9 lors de son passage à Shanghai. Ramesh a souligné que jamais ils ne pourraient faire en Inde ce que la Chine a fait dans la mise en place du PuDong, le quartier financier de Shanghai construit totalement à neuf sur un site presque «vierge», occupé seulement par des milliers de paysans agriculteurs – ils ont été expulsés – et abritant des milieux humides importants.Le quartier PuDong de Shanghai La démocratie indienne, disait Ramesh, ne laisserait pas passer une telle affaire. Je n’avais pas entendu parler des suites dans la carrière de Ramesh, mais Taillefer nous informe que le positionnement de Ramesh en général a «choqué les milieux d’affaires et ses collègues du cabinet» et il a été remplacé.

Le statut «déprimant» de l’occupant actuel du poste, ministre de l’Environnement et de l’Énergie, m’a intrigué. J’ai encore sur mes tablettes la cocarde que j’ai reçue lorsque j’ai participé au Comité international du Nord-Est sur l’énergie (la rencontre annuelle des gouverneurs et des premiers ministres) en 1991, quand j’étais sous-ministre adjoint à l’Environnement. J’imagine que les responsables ne comprenaient pas ce que je faisais là, et j’étais identifié «Environnement et Industry – Province of Quebec»! C’était précisément l’époque où Gérald Tremblay (Industrie) et Pierre Paradis (Environnement) avaient tellement besoin de s’entendre que je proposais à mes amis qu’ils devraient échanger de postes…

Quant au reste, Taillefer laisse l’ambiguïté régner tout au long de la chronique, dont la première phrase souligne qu’il y a «une opinion trop répandue en Inde qui veut que ses lois sur la protection de l’environnement entravent indûment la croissance économique du pays» Il poursuit: »C’est faux, mais ça colle». Rendu à la fin, Taillefer cite Rajiv Lall, un «capitaine de l’industrie des infrastructures», qui affirme que «notre cible de croissance annuelle de 9% est incompatible avec nos aspirations environnementales» et que le moment serait propice, selon lui, de »prendre le temps de réfléchir». Taillefer conclut en notant que Lall ne voit pas du tout que la machine politique y soit disposée, et «en avant la fuite».

Selon Taillefer, le Premier ministre Manmohan Singh se plaint que les «lois vertes» étouffent l’économie indienne. Je donnais justement une conférence hier pour souligner jusqu’à quel point l’ensemble de l’élite politique,  économique et médiatique québécoise va dans le même sens. On ne peut pas se permettre de manquer le bateau face à l’occasion d’exploiter notre pétrole, disaient-ils dans son manifeste récent, cela sans donner des indications qu’ils ont des connaissances de ce qui est en cause. Ils promettaient tout simplement «les plus hauts standards environnementaux» pour gérer la situation.  Nous étions plusieurs à riposter, avec un autre manifeste. Les signataires du premier manifeste n’incluaient pas les André Caillé, Lucien Bouchard et André Boisclair de notre élite québécoise, déjà acquis à l’industrie du pétrole. Carole Beaulieu, éditrice de L’actualité,  semble aller dans le même sens dans son dernier éditorial, et Alain Dubuc cherche même à souligner – à tort – «trois non-sens économiques» dans notre manifeste. La différence que je remarquais en lisant Taillefer: l’Inde a au moins un Rajiv Lall, parmi les capitaines de l’industrie, pour souligner l’incohérence!

La chronique de samedi du journaliste en économie Éric Desrosiers portait sur «l’art délicat de passer à travers les murs» maintenant construits dans l’édifice économique lui-même, et j’y reviens dans mon prochain article sur le blogue en commentant la récente publication de la Chaire en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke, La soutenabilité budgétaire des finances publiques du gouvernement du Québec. Leur constat: les finances publiques du Québec ne sont pas soutenables. J’ai abordé l’ensemble de ces enjeux cette semaine dans une conférence que j’ai présentée au Centre universitaire de formation en environnement et en développement durable de cette même Université. Ma conférence s’intitulait «Comment gérer l’échec d’une carrière et celui d’une société?» Le thème de la série de conférences est «Initiateurs de changement» et j’ai dû insister sur l’échec de mes 45 ans d’efforts pour obtenir du changement de la part de nos élites!

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Les trois non-sens économiques d’Alain Dubuc

Je venais d’écrire mon dernier article, sur les enjeux visés par le Manifeste pour sortir de la dépendance au pétrole, que voilà, je découvrais l’intervention d’un autre économiste, d’un autre éditorialiste, qui me pousse à poursuivre. Alain Dubuc, dans La Presse du 22 janvier, sort un éditorial qui propose que le manifeste «sombre dans la caricature», ceci en raison de trois non-sens économiques qui s’y trouvent. Je les passe un par un.

1. Le premier consiste à douter qu’une éventuelle production pétrolière réduise nos importations de pétrole. «Il est cependant irresponsable d’affirmer, car il n’y a aucune preuve ni garantie, que l’exploitation en sol québécois réduira durablement et significativement ce déficit commercial.» On ne devrait pas à avoir à prouver des évidences. Chaque baril de pétrole produit au Québec réduira le déficit commercial d’autant. L’ampleur de la réduction du déficit commercial dépendra essentiellement de l’importance de cette production.

Ce que Dubuc ne mentionne pas est que les signataires du Manifeste pour le pétrole présument – et je dirais souhaitent – que nous consommions de plus en plus de pétrole dans les années à venir. Ce souhait est celui de l’ensemble du milieu économique, qui projettent une augmentation énorme de la consommation des combustibles fossiles dans les prochaines années. J’en ai décrit les paramètres dans mon récent article sur ce Manifeste pour le pétrole. Si la production souhaitée ici ne compense pas l’accroissement également souhaitée de notre consommation, le déficit commercial augmentera. Rien ne nous dit que la production hypothétique pourrait atteindre la hausse de la consommation de 28% projetée pour le Québec…

2. Le second porte sur la crainte que la production pétrolière compromette nos efforts pour réduire notre dépendance au pétrole. Mais pourquoi en serait-il ainsi? Les Québécois voudront-ils brûler plus d’essence parce qu’elle vient de chez nous? Cette crainte vient peut-être du fait qu’on plaque inconsciemment au pétrole le modèle hydroélectrique où, parce que c’est notre électricité, on la vend au rabais et on encourage la surconsommation.

Il faut bien se demander comment les Québécois vont se comporter, mais il faut aussi associer la volonté du gouvernement, finalement, des trois principaux partis, de procéder à l’exploitation comme une orientation qui va dans le sens contraire d’une volonté de réduire notre consommation, en termes absolus. Finalement, c’est le même problème que le premier: pour l’ensemble des agences énergétiques des pays riches, la croissance économique dépendra d’une hausse de la consommation des combustibles fossiles – et cela  en fonction de projections d’un prix pas trop élevé…

3. Mais l’argument le plus étrange, c’est de douter que cette production puisse procurer des bénéfices économiques, notamment parce que «les entreprises privées détiennent l’essentiel des droits d’exploitation», en faisant référence au cas norvégien. Pourquoi aller si loin? On peut regarder juste à côté, à Terre-Neuve, même si ça fait moins chic, où l’exploitation du pétrole a eu un impact majeur et déclenché une véritable révolution.Mines couverture rapport 2009

Pendant ma deuxième année comme Commissaire au développement durable, j’ai mené la vérification des interventions gouvernementales dans le secteur minier qui a causé un certain émoi lors de sa publication en mars 2009. Comme disait le communiqué émis à ce moment-là, «les analyses fiscales et économiques produites par le MRNF ne lui permettent pas d’établir de façon claire et objective si le Québec retire une compensation suffisante en contrepartie de l’exploitation de ses ressources naturelles». Le rapport lui-même est plus clair: «Pour la période allant de 2002 à 2008, 14 entreprises n’ont versé aucun droit minier alors qu’elles cumulaient des valeurs brutes de production annuelle de 4,2 milliards de dollars. Quant aux autres entreprises, elles ont versé pour la même période 259 millions de dollars, soit 1,5 p. cent de la valeur brute de production annuelle». L’exploitation pétrolière est toujours une activité minière.

L’adoption de la nouvelle loi sur les mines avant les Fêtes n’a rien changé à ce portrait, sur le plan économique. Un article du Devoir de mai 2013 fait le point, en citant les propos d’Yvan Allaire, président de l’Institut sur la gouvernance d’organisations privées et publiques et qui a suivi le débat de façon assidue: «À force de reculer, le gouvernement péquiste a accouché lundi d’un régime d’impôt minier «pire» que celui hérité du gouvernement libéral».

Comme je souligne presque avec consternation dans l’article publié hier, ce sont bien plutôt les économistes et les dirigeants politiques qui les suivent qui font presque de la caricature dans leur insistance pour un développement économique qui ne veut pas tenir compte du calcul des externalités et des questions d’échelle dans les activités économiques des sociétés. À ce sujet, voir l’ensemble des documents sur ce site sous la rubrique Indice de progrès véritable, dont la Synthèse du livre que j’ai publié en 2011 et qui passe inaperçu chez les économistes que je visais avec ce travail, ainsi que le rapport du VGQ sur l’empreinte écologique que j’ai produit en 2007.

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