Remplacer quelle génération?
Il est assez intéressant de voir les journalistes faire reportage régulièrement, et cela depuis quelques années maintenant, sur le taux de remplacement des générations, soit 2,1 enfants par femme. Le reportage est toujours dans un contexte de commentaire, normalement avec préoccupation, sur le fait que la Québécoise n’enfante pas assez pour assurer le « remplacement des générations ». La population du Québec va décroître si l’on ne fait pas quelque chose : plus d’enfants, ou plus d’immigrants.
La prise de connaissance de ce phénomène, par les journalistes et par la population, arrive curieusement, alors qu’il n’en était pas question pendant des décennies où la population croissait, dépassant le taux de remplacement des générations. Depuis ma naissance, la population du Québec a doublé, la population du Canada a triplé (immigration oblige) et la population du monde a également triplé. Il s’agit de tendances qui ne sont pas soutenables, pour n’en dire pas plus.
Autant les économistes écologiques ciblent la capacité de la planète à nous soutenir comme la condition préalable à tout effort de situer le développement, autant ils insistent que notre réponse à cette contrainte est composée de deux facteurs, le niveau de notre consommation (de ressources, d’écosystèmes et de systèmes géophysicochimiques, d’espace) et la taille de la population humaine qui consomme.
La combinaison de ces deux facteurs se manifeste dans l’empreinte écologique, dont une carte du monde ajustée pour tenir compte de l’empreinte des différents pays est plus éloquente dans la manifestation de la situation que beaucoup de paroles.
Figure 1 : Empreinte écologique de l’humanité
On porte une attention soutenue sur le premier facteur, la (sur)consommation, même si nous n’agissons pas en conséquence. Le 21 août dernier, nous avons marqué le moment dans l’année où notre demande sur la planète équivalait à sa capacité de répondre. Le reste de l’année minera le capital sur lequel toute notre existence dépend [1]. Cette situation perdure, et s’amplifie, depuis 1985.
Nous n’entendons pas parler souvent du deuxième facteur, si ce n’est que pour souligner le « drame » du fait que la population (du Québec, mais aussi de la Chine, de l’Europe, de certains pays de l’Asie) tend à se stabiliser et, ce faisant, « vieillit ». En effet, l’effet pervers de notre manque d’attention au dépassement du « taux de remplacement des générations » pendant des décennies (voire des siècles) est que la stabilisation nécessaire maintenant comporte un certain bouleversement des structure sociales. Il est en effet fort à parier que ce bouleversement amènera des situations difficiles dans les années à venir.
On entend souvent au Québec, en réponse à de tels constats, que le Québec doit soutenir la croissance de sa population pour maintenir sa « place » en Amérique du Nord, qu’un peuple minoritaire n’a pas de choix que d’insister sur sa place. Ce qui est fascinant est que cette réponse est donnée partout, ou presque. Il n’y a pas une population au monde – autre que les Hans de la Chine – qui ne se voit pas « minoritaire » par rapport à des voisins ou à des concurrents commerciaux. À l’intérieur de la plupart des pays, les différentes ethnies se comportent suivant le même paradigme.
Aux États-Unis, dont la population continue à croître, ce sont les Noirs et les Hispaniques qui connaissent une fertilité qui dépasse le taux de remplacement des générations, alors que les Blancs (pour les décrire ainsi dans le portrait ethnique qui se présente) ont une fertilité qui les « condamne » à voir leur proportion dans la population réduite constamment.
À l’échelle planétaire, ce sont les pays pauvres qui connaissent (encore) des taux de fertilité qui font que leurs populations risquent de doubler ou de tripler par rapport à celles d’aujourd’hui, avec une inertie impressionnante dans ces tendances. La pyramide des générations de l’Afghanistan [2] en donne une idée : les jeunes dans le bas de la pyramide vont influencer la société pour des décennies.
Figure 2 : Pyramide des âges, Afghanistan 2
La pyramide pour la Corée du Sud montre la tendance inverse; c’est celle que connaît le Québec, soit une population où le pourcentage de jeunes est en diminution constante suite à l’atteinte d’une fertilité en bas du taux de remplacement [3].
Figure 3 : Pyramide des âges, Corée du Sud
Et pour ne pas oublier d’autres pays où le défi démographique complique une vie déjà à la limite de l’acceptable, une dernière pyramide, celle du territoire palestinien occupé et où le graphique montre la portion dans la population en 2000 de jeunes adultes de 15 à 29 ans (seulement!), soit 49 % de l’ensemble des adultes (et la bas de la pyramide montre ce qui s’en vient à cet égard) [4].
Figure 4 : Pyramide des âges, Territoire palestinien occupé
Pour un ensemble de pays, le Printemps arabe, les Indignados et les jeunes d’Occupy Wall Street ont permis de mettre en relief le fait que ce sont les jeunes de cette tranche de 15-29 ans qui connaissent des taux de chômage souvent le double de celui de la population en général. Il n’est pas facile d’imaginer comment va se dérouler dans les prochaines années la vie sociale et politique dans l’ensemble des pays de la planète, confrontés soit à des populations dont la croissance est hors de contrôle et cela en même temps que le niveau de pauvreté peut être décrite comme extrême, soit à des populations « vieillissantes » et où il semblerait tout à fait vrai qu’il y aura moins de jeunes pour soutenir les plus vieux.
Pour ces derniers pays, où figurent presque exclusivement des pays riches, le défi de la diminution de la capacité de support de la planète va jouer son rôle, inéluctablement. Il n’est plus question de projections à la Malthus, qui ne tenait pas compte des possibilités d’innovations technologiques et du recours massif aux combustibles fossiles pour répondre aux demandes imposées par les humains sur la planète : nous sommes maintenant en dépassement objectif quant à la capacité de cette planète de nous soutenir.
Le rapport Stern de 2006, L’Économie du changement climatique[5], fait le point, en ne parlant que d’un seul élément du portrait et sans même parler de la récession possiblement permanente qui a frappé l’année suivante :
Nos actions aujourd’hui et au cours des décennies à venir pourraient engendrer des risques de perturbations majeures pour l’activité économique et sociale, sur une échelle semblable aux perturbations associées aux grandes guerres et à la dépression économique de la première moitié du XXe siècle. Et il sera difficile, pour ne pas dire impossible, de faire marche arrière.
Le « vieillissement » de la population du Québec est donc un sujet de préoccupation constant de la société depuis maintenant plusieurs années. Et il est rare que nous entendons une analyse de ce phénomène dans des termes qui l’associent au phénomène insoutenable qui en est l’origine, un doublement de la population du Québec dans l’espace d’une seule vie humaine et la nécessaire stabilisation par la suite. Notre propre pyramide des âges est assez révélatrice [5].
Figure 5 : Pyramide des âges, Québec
Comme réponse à ce vieillissement au Québec, de nombreux décideurs proposent un recours à l’immigration. Une telle approche comporte sa part de problèmes et d’effet pervers. D’une part, elle propose de rechercher une partie de ces immigrants dans de nombreux pays pauvres, mais avec un encadrement du processus tel qu’on cherche surtout des personnes ayant de l’argent, des compétences professionnelles ou d’autres qualités jugées intéressantes pour le développement du Québec.
Nous sommes pourtant devant une situation où la pauvreté actuelle de trois ou quatre milliards de personnes représente la cible prioritaire pour tout effort de corriger les orientations du développement. Une politique d’immigration telle celle du Québec (et du Canada) est en contradiction fondamentale avec la nécessité de cette réorientation, en recherchant les meilleures ressources des pays qui doivent être soutenus dans leur effort améliorer la qualité de vie de leurs propres populations.
D’autre part, l’approche à l’immigration comme moyen de contourner le vieillissement de la population résidente représente le déni face au fait que la croissance démographique des dernières décennies ne devrait pas être considérée comme positive. Tôt ou tard, et mieux tôt, l’ensemble des pays doit confronter le défi immense de la stabilisation de leurs populations, et cela provoquera immanquablement un vieillissement.
La situation n’arrive pas par surprise. Le Club de Rome a bien cerné les tendances il y a 40 ans, en insistant sur le fait que la démographie est clé dans le portrait, mettant cinq paramètres en évidence. Les quatre autres représente finalement la consommation : la production industrielle et la production agricole, les fondements de notre civilisation, et les atteintes aux ressources requises pour soutenir ces deux productions et les atteintes aux écosystèmes requis pour recevoir les déchets qui en découlent [7].
Figure 6 : Projection du scénario de base, Club de Rome 1972
[1] Voir, pour des informations à ce sujet, http://www.footprintnetwork.org/en/index.php/GFN/page/earth_overshoot_day/
[2] Cincotta, Richard, P., R. Engleman, D. Anastasion, The Security Demographic: Population and Civil Conflict After the Cold War, Population Action International, 2003, p.34.
[3] Ibid., p.35
[4] Ibid., p.45
[5] http.www.hm-treasury.gov.ukmedia24stern_shortsummary_french.pdf.pdf
[6] Institut de la statistique du Québec, Le bilan démographique du Québec 2008
[7] Meadows, Donella H., Dennis L. Meadows, Jorgen Randers, William W. Behrens III, The Limits to Growth: A Report for the Club of Rome’s Project on the Predicament of Mankind, Club de Rome, 1972, p.124